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Loi 32
La liberté académique à géométrie variable au collégial
Cet automne, la Fédération de l’enseignement collégial (FEC-CSQ) et la Fédération nationale des enseignantes et des enseignants du Québec (FNEEQ–CSN) ont demandé à Québec que la Loi sur la liberté académique en milieu universitaire soit appliquée au réseau collégial. Comment la loi 32 pourrait-elle mieux protéger l’autonomie professionnelle des enseignants et enseignantes?
Par Élise Prioleau, rédactrice
Des cas de contestation d’œuvres au programme par des étudiants ont fait couler beaucoup d’encre cet automne. L’autocensure toucherait jusqu’à 50% des enseignants au collégial, selon un récent sondage de la FEC-CSQ. Certains enseignants se disent inquiets lorsqu’ils abordent un sujet controversé en classe, alors que d’autres se considèrent soutenus par la direction de leur établissement.
Au-delà de la liberté du choix des œuvres et des thématiques abordées en classe, la liberté académique touche à trois autres grands domaines de l’activité professionnelle des enseignants : la liberté de recherche, de création et de publication, la liberté d’exprimer une opinion notamment dans l’espace public et la liberté de participer au sein du cégep aux activités d’organisation académiques telle que la Commission des études.
L’annexe relative à la liberté académique insuffisante selon la FEC-CSQ
Bien que les deux syndicats enseignants aient réussi à inclure dans leurs conventions collectives une « annexe relative à la liberté académique » pour protéger légalement l’autonomie professionnelle des enseignants, cette démarche reste insuffisante, selon Youri Blanchet, président de la Fédération de l’enseignement collégial.
« L’annexe est une reconnaissance de principes, mais elle ne fournit pas les moyens concrets de les faire respecter. La loi 32 permettrait que ces principes-là soient appliqués de manière cohérente et uniforme dans tout le réseau collégial. La loi oblige d’une part les universités à mettre en place une politique institutionnelle sur la liberté académique. Ensuite, elle impose la mise en place d’un comité qui peut recevoir les plaintes qui concernent notamment les contenus de cours », fait-il valoir.
« L’annexe est une reconnaissance de principes, mais elle ne fournit pas les moyens concrets de les faire respecter. La loi 32 permettrait que ces principes-là soient appliqués de manière cohérente et uniforme dans tout le réseau collégial. »
Youri Blanchet, président de la Fédération de l’enseignement collégial.
Selon le président de la FEC-CSQ, l’application de la loi 32 au collégial permettrait d’éviter les dérives, c’est-à-dire des situations de censure institutionnelle vis-à-vis des enseignants. Elle permettrait aussi de mieux soutenir les enseignants lorsqu’ils sont confrontés à des critiques vis-à-vis de leurs choix pédagogiques. « Ce qu’on constate, c’est que les profs sont trop souvent laissés à eux-mêmes lorsqu’ils rencontrent des étudiants qui s’opposent à leurs choix pédagogiques. Certains enseignants retirent des œuvres de leur programme, car ils sont épuisés de se défendre », ajoute le président de la FEC-CSQ.
Des directions qui s’impliquent dans la protection de la liberté académique
Certaines administrations ont pris position en faveur du respect de la liberté académique de leurs enseignants. C’est le cas du Cégep de la Gaspésie et des Îles, qui a mandaté un comité composé d’enseignants, d’une conseillère pédagogique et d’un représentant de la direction pour produire une déclaration sur la liberté académique, en collaboration avec le syndicat. L’objectif de l’exercice était d’encadrer de potentiels litiges et de répondre aux inquiétudes du personnel enseignant.
En plus de soutenir les principes de la liberté académique, le document publié par le cégep fait mention des droits de la population étudiante. Le cégep a opté pour une approche « non contraignante » et fondée « sur le dialogue, l’écoute et le respect ».
« Notre déclaration s’inscrit dans notre projet éducatif qui vise à développer l’esprit critique de nos étudiants et étudiantes en les préparant à participer activement à la vie en société », précise Serge Rochon, directeur des études du Cégep de la Gaspésie et des Îles. « La déclaration devient un outil en salle de classe, pour discuter des sujets sensibles, en cas d’inconfort. Si jamais un étudiant ou une étudiante se sent lésé, il y a toujours la possibilité d’utiliser notre procédure de litige pédagogique », ajoute-t-il.
La direction des études du Cégep de la Gaspésie et des Îles considère que cette déclaration répond bien aux besoins de sa communauté. Walter-Olivier Rottmann-Aubé, enseignant en sociologie au Cégep de la Gaspésie et des Îles abonde dans le même sens et reconnaît que la déclaration rédigée par un comité composé notamment d’enseignants a « généré un sentiment d’adhésion aussi bien du côté des enseignants que de la direction ».
« À ma connaissance, ici les profs ne s’empêchent pas de parler de sujets sensibles. Il peut y avoir des frictions, mais ça se passe bien généralement», explique l’enseignant, qui reconnaît toutefois que « dans certains cégeps, la collaboration entre les enseignants et la direction se passe moins bien et les enseignants sont moins rassurés ».
Des cas de censure institutionnelle
Bien que les cas d’autocensure des enseignants aient été hautement médiatisés, la censure institutionnelle, inquiète tout autant les enseignants et leurs syndicats.
« La liberté académique, c’est aussi la liberté de prise de parole publique sur des sujets d’intérêt général, la liberté de critiquer les institutions lorsque c’est nécessaire. Ce qu’on retrouve comme problème, c’est que plusieurs directions de cégep interdisent aux professeurs de s’identifier au cégep auquel ils sont rattachés dans le cadre d’une prise de parole publique », relate Youri Blanchet, président de la Fédération de l’enseignement collégial.
Selon M. Blanchet, certaines directions d’établissement exigeraient à leurs enseignants de faire une demande au service des communications pour pouvoir se prononcer publiquement en tant qu’enseignant du cégep. « Les professeurs d’université ont une parole publique reconnue à laquelle ils ont accès, alors que dans le cas des professeurs de cégeps, cette liberté de parole est distribuée à géométrie variable d’une institution à l’autre. Certains enseignants ont les coudées franches pour s’exprimer en public et nommer leur cégep, d’autres reçoivent des sanctions disciplinaires quand ils le font », dénonce le président de la FEC-CSQ.
Walter-Olivier Rottmann-Aubé enseignant en sociologie au Cégep de la Gaspésie et des Îles reconnaît, tout comme Youri Blanchet, qu’il est important de protéger la liberté d’expression des enseignants. « En tant qu’enseignants, nous sommes aussi des citoyens. Nous vivons parfois des inquiétudes par rapport à ce qui se passe. Quand il y a des dérives, c’est important qu’il y ait des lanceurs d’alertes. Reconnaître la liberté académique, ce n’est pas donner le droit aux enseignants de dire tout ce qu’ils veulent dans n’importe quel contexte. Les enseignants ont une éthique professionnelle à respecter. Il ne faut pas le voir comme une demande exagérée », précise-t-il.
« Quand il y a des dérives, c’est important qu’il y ait des lanceurs d’alertes. Reconnaître la liberté académique, ce n’est pas donner le droit aux enseignants de dire tout ce qu’ils veulent dans n’importe quel contexte. »
Walter-Olivier Rottmann-Aubé, enseignant en sociologie au Cégep de la Gaspésie et des Îles
L’implication des enseignants dans les instances décisionnelles
La liberté académique, telle qu’elle est définie dans la loi 32, prévoit aussi de protéger la participation des enseignants aux activités d’organisation professionnelles et académiques au sein des cégeps. Selon Youri Blanchet, président de la FEC-CSQ, il faut en faire plus pour assurer le droit de parole des enseignants, notamment dans les conseils d'administration (CA) des cégeps.
« Dans le cadre des CA, les enseignants participants ne sont pas toujours libres de faire valoir certaines opinions. On trouve ça inquiétant. Les CA des cégeps se déroulent souvent à huit clos, alors que ce sont des institutions publiques qui gèrent des deniers publics et qui font parfois des choix qui ne servent pas toujours la communauté collégiale. On pense que les enseignants devraient être davantage impliqués dans les CA de leurs établissements », soutient-il.
Il en va de même de la commission des études, un comité consultatif qui émet des recommandations sur les programmes d'études et l'évaluation des apprentissages, où les enseignants ne sont pas toujours suffisamment impliqués, selon M. Blanchet.
« Dans certains cégeps, il y a une tentative de réduire le nombre de profs sur la commission des études, parce qu’ils sont jugés trop critiques. Nous pensons que les enseignants doivent être hautement impliqués dans les lieux où se décident les orientations institutionnelles. On voit qu’il y a ici et là des tentatives de réduire le poids consultatif des enseignants », déplore-t-il.
Dans les prochains mois, la Fédération de l'enseignement collégial entend poursuivre la campagne débutée cet automne en faveur de l’intégration des cégeps au projet de loi 32 sur la liberté académique. Pour le moment, la ministre de l’Enseignement supérieur Pascale Déry n’a pas l’intention de modifier la loi, considérant suffisante la protection qu’offrent les conventions collectives.