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Pour une éthique de la discussion

L’art de dialoguer de manière constructive

Dans l’essai L’art de ne pas avoir toujours raison, Martin Desrosiers jette les bases d’une éthique de la discussion. L’enseignant de philosophie au Collège Jean-de-Brébeuf nous invite à redécouvrir des vertus intellectuelles essentielles à l’échange démocratique : l’humilité, l’ouverture, la curiosité et l’écoute. Un ouvrage à la fois précis et décontracté, qui offre un remède à la polarisation des idées.

Par Élise Prioleau, rédactrice

Martin Desrosiers, auteur et professeur de philosophie au Collège Jean-de-Brébeuf

Comment trouver des manières de discuter de manière plus constructive et apaisée? C’est en revisitant les vertus intellectuelles décrites par Montaigne dans ses Essais, que Martin Desrosiers nous offre une tout autre manière d’appréhender le débat en société.

« L’idée de cet essai est venue d’un malaise concernant la conversation démocratique, qui se porte mal depuis un certain temps. Nous sommes nombreux à observer qu’à chaque fois qu’on touche à un enjeu moindrement épineux, on tombe dans une forme de chicane stérile dans laquelle on exagère les différences qui nous opposent. J’ai voulu mieux comprendre les causes et les conséquences de cette polarisation de la discussion, mais aussi de proposer un remède », explique Martin Desrosiers.

Le principal antidote à la violence du débat est l’humilité, selon l’auteur. Pour mieux penser ensemble, Martin Desrosiers nous invite à apprendre à « penser contre soi-même », c’est-à-dire à avoir le courage de faire preuve d’autocritique concernant notre posture au sein du débat. Cette humilité implique, par exemple, le fait de reconnaître que nous ne détenons pas toutes les connaissances et que nous pourrions être dans l’erreur.

« Comme dans le film du même nom, je ne sais pas que je suis dans l’erreur quand je m’y trouve : par précaution, je dois rester ouvert, encore et toujours, à la possibilité que je pourrais, en partie ou du tout au tout, avoir tort »[1], écrit l’auteur.

Pour des échanges robustes, inclusifs et productifs

Au fil de l’essai, une posture intellectuelle qui s’autorise le doute se déploie, nourrie par une capacité à « sortir de soi » pour mieux aller vers l’autre avec ouverture, curiosité attentive et écoute véritable. Il s’agit non pas de renoncer à ses idées, mais de renoncer à se placer irrémédiablement du côté de la « vérité » contre l’autre, celui qui serait dans le tort. « Entrer en conférence, pour Montaigne, implique d’abord que je me rende disponible à la discussion franche et ouverte, en visant de manière désintéressée la vérité – ou à tout le moins, ce qui est déjà moins exigeant et plus réaliste, en souhaitant sincèrement faire progresser la discussion »[2], peut-on lire dans l’essai.

« Dans ma classe, j’en appelle à des échanges robustes, inclusifs et productifs. Robustes parce que c’est normal que des idées contraires s’entrechoquent, inclusifs pour s’assurer que tout le monde ait accès aux ressources de la parole et puissent s’exprimer, et productifs pour qu’on progresse dans ces discussions-là, qu’il y ait une plus grande compréhension mutuelle au terme de l’échange », précise Martin Desrosiers.

Force est de constater, dit l’auteur, que les médias sociaux ne sont pas garants aujourd’hui d’un débat fructueux.

Montaigne nous enseigne que c’est possible de ne pas céder à la tentation du dogmatisme, du fanatisme, et de transcender les oppositions.
Martin Desrosiers, auteur et professeur de philosophie

« Les médias sociaux nous incitent à vouloir bien paraître et affirmer publiquement notre ascendant intellectuel. Ce ne sont pas des lieux qui incitent à développer les vertus intellectuelles que sont l’humilité, la générosité, la souplesse. Ce n’est pas encouragé dans ces espaces-là », observe l’enseignant de philosophie.

Autre siècle fait de clivages idéologiques, encore plus extrêmes, le 16e siècle a été le théâtre des guerres de religion. C’est justement l’époque de Montaigne, un philosophe qui a eu le courage de promouvoir un art du dialogue qui vise avant tout d’en arriver à une compréhension mutuelle. « Montaigne nous enseigne que c’est possible de ne pas céder à la tentation du dogmatisme, du fanatisme, et de transcender les oppositions », affirme Martin Desrosiers.

Les vertus intellectuelles, essentielles à la formation philosophique

Si l’époque semble avoir oublié les sages vertus que sont le doute et l’humilité, notamment dans l’espace public, elles sont également trop peu valorisées dans le cadre de la formation collégiale, s’inquiète Martin Desrosiers.

Cet automne, dans la foulée du Plan d’action pour la réussite en enseignement supérieur 2021-2026 (PARES), un rapport d’experts en enseignement de la philosophie soulignait toute l’importance de l’acquisition d’habiletés de la pensée au cégep, par exemple la capacité à exercer une pensée critique. Dans ce contexte, Martin Desrosiers souhaite contribuer à la réflexion en rappelant l’importance de ne pas oublier les vertus intellectuelles dans la formation en philosophie.

« L’acquisition d’habiletés argumentatives, c’est important, mais je pense que c’est insuffisant. Le risque qu’on court si on ne franchit pas l’étape supplémentaire de l’introspection, c’est qu’on risque de former des gens très habiles sur le plan argumentatif, mais qui vont saboter la discussion parce qu’ils vont se servir de leurs habiletés pour justifier leurs a priori, pour se convaincre encore davantage de ce dont ils sont convaincus», s’inquiète Martin Desrosiers.

« C’est en remettant en question ma propre approche pédagogique que j’en suis arrivé à ce constat. Je me suis rendu compte que je mettais trop l’accent sur l’acquisition des compétences argumentatives, et pas assez sur les attitudes intellectuelles qui dictent notre comportement quand on est en dialogue », relate-t-il.

Est-ce que j’écoute l’autre? Est-ce que l’autre a une place dans la discussion? Est-ce que je suis capable de me mettre à la place de l’autre et de varier mes perspectives? Ce sont autant de questions qu’il est aujourd’hui urgent de réintégrer dans les habitudes intellectuelles, plaide l’enseignant.

C’est un plaidoyer en faveur d’une forme d’intelligence plus réflexive, à laquelle on ne nous forme pas suffisamment, même et surtout dans les cours de philosophie.
Martin Desrosiers, auteur et professeur de philosophie

Pour une approche pacifiée de la discussion

« Lorsqu’il est à couteaux tirés, le débat devient très frustrant. C’est paradoxal qu’on s’y livre aussi spontanément. J’ai voulu montrer qu’il y a d’autres postures possibles dans le cadre d’un échange intellectuel, plus plaisantes, plus légères et plus avantageuses », explique Martin Desrosiers.

Le fait de prendre un pas de recul dans l’échange et de freiner la partie de nous qui souhaite « gagner » le débat, c’est parfois difficile, mais « extrêmement fructueux », relate l’enseignant.

Ici, « on n’est plus dans une posture où je défends mon point de vue coûte que coûte. On est dans une posture en surplomb, où je sors de moi-même et j’essaie de comprendre l’autre, de quoi on parle, pourquoi on en parle, qu’est-ce qu’on vise à travers cette discussion », explique-t-il.

Une discussion au goût plus apaisé, qui fera notamment appel au silence et à la vertu de l’écoute. « On nous apprend à prendre la parole et à construire un argumentaire, mais se taire et écouter, c’est aussi une pratique philosophique à laquelle on ne nous forme pas, et qui est aussi importante que la prise de parole. Il s’agit d’écouter généreusement, en s’efforçant de donner sens à ce que l’autre dit, et en interprétant les propos de mon interlocuteur de la manière la plus charitable possible », conclut Martin Desrosiers.


[1]Desrosiers, Martin. 2024. L’art de ne pas toujours avoir raison. Éditions Leméac. p.42.

[2]Idem.p.54