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Évaluer et soutenir le bien-être alimentaire des populations étudiantes
Les 5 et 6 mai derniers, dans le cadre du congrès de l’Acfas, les professeurs et chercheurs en sociologie Éric Richard, François Régimbal et Aude Fournier ainsi que l’étudiant Gabriel Roy ont présenté leurs travaux de recherche sur le bien-être alimentaire des populations cégépiennes. Une étude qui invite les communautés collégiales à entamer une réflexion sur un enjeu jusqu’ici peu étudié.
Par Élise Prioleau, rédactrice

Les enjeux alimentaires sont souvent associés à celui de l’insécurité alimentaire. Une réalité bien réelle et qui inquiète : 43% des cégépiens disent vivre une situation d’insécurité alimentaire, rapporte l’étude. Le manque d’argent pour se nourrir, toutefois, n’est que la pointe de l’iceberg, selon les chercheurs Éric Richard et François Régimbal du Cégep du Vieux Montréal ainsi que la chercheuse Aude Fournier du Cégep de Victoriaville.
Pour comprendre le rapport complexe à l’alimentation des étudiants du réseau collégial, l’équipe de recherche a fait le choix de troquer le concept de sécurité alimentaire pour celui de bien-être alimentaire.
« On s’est demandé quel est le rapport global des populations cégépiennes à leur alimentation ? Nous avons opté pour un cadre d’analyse basé sur le concept de bien-être alimentaire, assorti de cinq dimensions qui permettent de détailler la relation des étudiants à leur alimentation », explique François Régimbal, professeur de sociologie et chercheur affilié au Centre de recherche de Montréal sur les inégalités sociales, les discriminations et les pratiques alternatives de citoyenneté (CREMIS).
Les dimensions autour desquelles s’articule la recherche sont les dimensions matérielle (par ex. les moyens financiers et le lieu des repas), corporelle (liée aux sensations physiques et de la santé), relationnelle (liée au partage et à la convivialité), décisionnelle (liée aux choix alimentaires) et temporelle (liée aux routines et rituels alimentaires).
La méthodologie de la recherche comporte deux axes. Le premier, qualitatif, a permis de documenter 588 prises alimentaires, à travers les journaux de bord de 28 étudiants participants. Ceux-ci devaient notamment rédiger une description de chacun de leurs repas et du contexte de prise des repas. Des entrevues ont également été réalisées avec ces 28 étudiants. Le deuxième axe, quantitatif, consistait au déploiement d’un questionnaire auprès de 2127 étudiants de six collèges. Ce questionnaire a permis de colliger des renseignements sur les cinq dimensions du bien-être alimentaire, mais aussi sur le rapport aux études et sur la condition financière des étudiants.

Rappelons que deux étudiants chercheurs, Gabriel Roy et Élodie Rouillard Gagnon du Cégep du Vieux Montréal ont contribué au projet de recherche.
Une « désorganisation temporelle » touche la population cégépienne
« L’enjeu de la temporalité est central dans notre recherche, car il touche tout particulièrement les populations cégépiennes. Cette dimension permet d’explorer les moments de transition, pendant lesquels les routines sont bousculées. Par exemple, pendant la transition entre le secondaire et le cégep », décrit Éric Richard, professeur de sociologie au Cégep du Vieux Montréal et chercheur affilié au Centre d’étude des conditions de vie et des besoins de la population (ÉCOBES).
L’entrée au cégep est une période de transition qui, comme l’explique le chercheur, pousse les étudiants à développer un rapport nouveau à leur alimentation. «Pendant la transition entre le secondaire et le cégep, les horaires des repas sont complètement chamboulés. Ils deviennent plus souvent incompatibles avec ceux de leur entourage comme la famille et les amis. Par exemple, quand ils rentrent à la maison après leurs cours, leurs parents ont déjà soupé », note Éric Richard.
Les chercheurs ont par ailleurs constaté que certains établissements ne prévoient pas d’heure de pause pour le dîner. « Dans certains cégeps, les cours peuvent s’échelonner de 10h à 18h sans arrêt. Dans ces cas-là, les étudiants ont dit ne pas trouver le temps nécessaire pour prendre un repas complet. Cet aspect temporel, nous l’avons qualifié de « désorganisation temporelle ». Une désorganisation due notamment à la surcharge de travail, à la modification des horaires et aux périodes de grande concentration », précise Éric Richard.
Dans certains cégeps, les cours peuvent s’échelonner de 10h à 18h sans arrêt. Dans ces cas-là, les étudiants ont dit ne pas trouver le temps nécessaire pour prendre un repas complet. Éric Richard, professeur de sociologie
et chercheur
Sauter des repas : des raisons en lien avec l’expérience collégiale
« Est-ce que tu sautes des repas parce que tu manques d’agent ? Est-ce que tu sautes des repas pour d’autres raisons que le manque d’argent ? » Ces deux questions posées aux étudiants répondants ont permis non seulement d’évaluer l’insécurité alimentaire dans la population cégépienne, mais aussi de constater l’importance de tenir compte des quatre autres dimensions pour bien comprendre les raisons du mal-être alimentaire. Si le manque d’argent est un facteur important, il ne peut à lui seul expliquer l’ensemble des obstacles au bien-être alimentaire chez les étudiants, soulignent les chercheurs.
« Près de la moitié des étudiants disent sauter des repas pour d’autres raisons que le manque d’argent. Les raisons qui expliquent qu’ils sautent des repas ce sont des enjeux principalement temporels comme le manque de temps, des enjeux relationnels comme le fait d’être seul pour prendre un repas, des enjeux matériels comme le fait de ne pas trouver accueillante la cafétéria, et aussi pour des raisons corporelles liées à leur santé », précise Éric Richard.

Selon les chercheurs, plusieurs raisons évoquées par les étudiants pour expliquer le fait qu’ils sautent des repas sont liées à leur expérience collégiale. Les prix élevés à la cafétéria, l’absence de pause pour le diner, les lieux de prise de repas parfois inadaptés et le manque d’information sur le thème de l’alimentation font partie des obstacles évoqués par les étudiants.
Transfert de connaissances dans les établissements
Jusqu’à ce jour, aucun cégep n’a de politique en alimentation rigoureuse qui tienne compte des cinq dimensions du bien-être alimentaire. Afin de combler les lacunes autour de la question du bien-être alimentaire des cégépiens, les trois chercheurs offriront au cours de l’année 2025-2026 des ateliers délibératifs de transfert de connaissances dans les établissements collégiaux.
« Il est important d’entamer une réflexion sur l’enjeu de l’alimentation, car on constate qu’il a un impact réel sur le parcours des populations étudiantes. On met beaucoup d’énergie sur la pédagogie pour soutenir la réussite des étudiants, mais s’ils sont dans un mal-être alimentaire, ces efforts auront moins d’impact », déplore François Régimbal.
Il est important d’entamer une réflexion sur l’enjeu de l’alimentation, car on constate qu’il a un impact réel sur le parcours des populations étudiantes. François Régimbal
Chacun des cégeps ayant une réalité unique, les solutions doivent être réfléchies et adaptées en fonction des différents contextes collégiaux.
« Pour susciter une réflexion dans les milieux, nous allons organiser des activités de délibération pour présenter les données de la recherche, notamment autour des cinq dimensions du bien-être alimentaire. Nous allons outiller les intervenants des cégeps qui souhaitent mettre en place des mesures concrètes autour du bien-être alimentaire des étudiants », projette François Régimbal.
Les chercheurs entendent poursuivre leurs recherches. Dans une seconde phase de la recherche, ils se pencheront sur les raisons qui poussent les étudiants en situation d’insécurité alimentaire à choisir de ne pas avoir recours aux ressources d’aide alimentaire existantes.