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Karine Cellard, Prix Acfas Denise-Barbeau 2024
Renouveler l’enseignement de la littérature au collégial
Le Programme de l’An 1 de la chercheuse et professeure Karine Cellard est ambitieux. Il vise le renouvellement de l’enseignement de la littérature au collégial. Récipiendaire 2024 du Prix Denise-Barbeau de l’ACFAS, madame Cellard est consciente des défis que pose sa proposition aux pratiques actuelles. En ce sens, elle mise sur l’adaptation et la reformulation des compétences. Elle invite chaque professeur.e à exploiter sa subjectivité, sa créativité pédagogique, sa sensibilité et son esprit critique dans son rapport aux étudiant.es. Dans cette foulée, elle travaille à l’élaboration et à la diffusion de pratiques plus riches et significatives.
Par Thérèse Lafleur, rédactrice
Karine Cellard enseigne au Département de français du Cégep de l’Outaouais depuis 2009. Elle s’intéresse à l’histoire de la littérature québécoise et à la manière d’enseigner celle-ci depuis une vingtaine d’années. Chargée de cours du séminaire Former des lecteurs à l’Université de Montréal, elle codirige le Laboratoire intercollégial de recherche en enseignement de la littérature (LIREL/CRILCQ).
« Travailler l’humanité plutôt que la conformité. »
Dans une inspirante vidéo L’enseignement en mutation au rythme des époques, Karine Cellard témoigne de son engagement pour faire évoluer l’enseignement de la littérature. En recevant le Prix de l’ACFAS, elle s’étonne de la visibilité qui s’en suit. « La recherche est un travail de l’ombre. Cette reconnaissance donne un deuxième souffle. »
Motiver le changement
Mais comment influencer le milieu de l’enseignement du français et de la littérature ?
D’abord grâce aux formations du LIREL. Bon an mal an, les événements organisés par l’équipe du LIREL, à Montréal ou à Québec, font salle comble. Lors d’activités comme Relire et enseigner, des spécialistes du LIREL et quelques professeurs abordent une œuvre en particulier. Des exercices, des consignes, des grilles d’évaluation sont ensuite disponibles en ligne.
L’autre volet de la carrière de chercheuse de madame Cellard l’amène à intervenir lors de colloques en histoire littéraire. Les d’hyperspécialistes qui s’y rassemblent constituent un groupe d’influence significatif. En effet, la majorité des participants.es enseignent à l’université et forment les futurs.es professeurs.es du collégial.
L’éducation du 21e siècle
Madame Cellard est convaincue que l’éducation du 21e siècle doit porter sur l’adaptation et le sens critique.
« Ce sont les qualités les plus nécessaires maintenant que plusieurs tâches se font en un ‘clic’. Tout se transforme rapidement. ChatGPT n’était pas dans la mire il y a trois ans. C’est très difficile de prévoir des choses dans le temps. Et nous savons bien que les réformes sont de gros bateaux et, quand elles arrivent, elles sont là pour 30 ou 40 ans. »
Elle considère que la principale qualité du programme actuel c’est qu’il est très bien rodé. « Les professeurs.es ont développé des outils. Les étudiants.es savent quoi faire. C’est rassurant pour une personne étudiante qui est en demande de consignes détaillées, de grilles qui lui permettent de prévoir exactement l’évaluation. Comme nous encadrons aussi beaucoup de monde, notre enseignement fonctionne bien. Mais quand nous réinventons et que nous sommes en transformation, parfois, ce n’est pas aussi efficace. »
Créer du sens
« Dans les cours de littérature, la création de sens devrait être au cœur de la pédagogie. » affirme madame Cellard. Il s’agit de créer du sens à partir d’une œuvre littéraire ou d’une œuvre d’art.
« Le programme actuel roule. Mais en classe, mes étudiants.es me demandent constamment ‘combien’. Combien de marqueurs de relation voulez-vous ? Combien d’idées secondaires voulez-vous ? Alors je leur demande quel est le message à transmettre et nous essayons ensemble d’organiser ce message plutôt que d’avoir une forme préétablie. Actuellement nos demandes sont tellement formatées que le format passe avant le contenu. Quand des étudiants.es me demandent si le point va à l’intérieur de la parenthèse ou après, c’est une microdemande qui n’a aucun rapport avec leur expression, c’est de la convention, mais qui peut leur faire perdre des points. Cela les porte à se conformer à un modèle précis. Il me semble que ce n’est pas cela que nous devrions faire dans le monde d’aujourd’hui. Notre enseignement devrait révéler notre créativité, notre inventivité. Il devrait créer du sens. »
« Il y a très peu d’initiative intellectuelle là-dedans. » ajoute madame Cellard.
Un enseignement plus progressif
Le Programme de l’An 1 propose une approche progressive pour renouveler l’enseignement de la littérature au collégial. Au secondaire, les élèves font des textes informatifs, expressifs et critiques. Mais ce n’est qu’à la fin du collégial que les étudiants.es revoient ces trois types de textes. Dès la première session, les nouveaux étudiants.es doivent faire du texte analytique alors qu’ils n’ont jamais appris cela au secondaire. Et il faut qu’ils y arrivent vite parce que cette première session est remplie de figures de style, de procédés d’écriture et de choses assez techniques.
Plusieurs cégeps ont interverti l’ordre des cours et donnent le quatrième cours dès la première session. C’est une bonne idée,bien que cela soulève d’autres problèmes, selon madame Cellard. « Par exemple, au Cégep de l’Outaouais, nous ne pouvons pas le faire parce que les tuteurs et les tutrices des centres d’aide sont des étudiants.es pour qui le cours est crédité, c’est leur rétribution. Nos ressources ne nous permettent pas d’embaucher des professionnels.les. Donc il faut vraiment que le cours soit en fin de séquence pour avoir des étudiants.es performants qui peuvent être au centre d’aide. Il y a aussi beaucoup d’étudiants.es qui ont besoin de renforcement en français quand ils arrivent du secondaire.La correction au collégial étant plus sévère et exhaustive. Alors, la marche est très haute entre le secondaire et le collégial. »
Dans son Programme de l’An 1, madame Cellard propose des mesures permettant une transition progressive menant quand même à l’EUF. Elle suggère de diversifier les demandes en termes de production langagière pour que l’adaptabilité et les questions fondamentales soient posées. Quel est mon message ? Comment vais-je le structurer ? Ainsi l’étudiant.eest amené à réfléchir de façon organisée et logique afin de présenter ses arguments. Une manière de faire qui permet aussi à l’étudiant.e d’avoir une voix plus personnelle, d’être moins neutre.
Momentum pour un grand changement
En 2024, il semble que les astres s’alignent pour que s’opère un grand changement dans l’enseignement de la littérature au collégial. Outre les propositions du Programme de l’An 1, deux initiatives réjouissent madame Cellard.
Le ministère de l’Enseignement supérieur (MES) publie son rapport Regards croisés sur les conditionsde réussite éducative des premiers cours de littérature et de philosophie au cégep. La Fédération nationale des enseignantes et des enseignants du Québec (FNEEQ-CSN) conclut une large consultation terrain auprès de ses professeurs.es de français et de littérature au collégial.
« Les conclusions de la FNEEQ et celles du comité conseil du MES sont très cohérentes. Et elles convergent avec ce que le LIREL défend depuis 2000. Le Programme de l’An 1 traduit parfaitement ce qui ressort des conclusions du MES et de la FNEEQ. » explique madame Cellard.
Selon elle le programme actuel fonctionne. « Mais ce n’est sans doute pas ce que nous pourrions espérer. À mon avis, nous pouvons être plus polyvalents pour former les citoyens.nes de demain. Je trouve que la littérature est un formidable véhicule pour mieux connaitre l’humain et nous ne l’utilisons pas assez en ce sens. »
Une conclusion que traduit le Manifeste du LIREL. Le LIREL a pour particularité de faire le pont entre la réflexion théorique et la pratique de l’enseignement. Il prône une didactique de la littérature plus holistique, subjective et variée. Une approche qui remet en question celle uniformément rationnelle privilégiée par le programme ministériel du collégial depuis 30 ans.
Manifeste du LIREL