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« Humanities » et philosophie au Cégep

Les faux faux-amis

Cette année, durant laquelle l’I.A. nous a forcés à réfléchir à la condition humaine, il faudrait parler de philosophie, plus précisément de philosophie au Cégep, avec la dualité des cours de « humanities » des cégeps anglophones et ceux de « philosophie » des cégeps francophones.

Olivier Veilleux-Spénard, Portail du réseau collégial

« C’est un faux dilemme, » nous dit Gerardo Mosquera, du Collège Dawson. Lui qui est diplômé en philosophie et qui enseigne les « humanities » et la philosophie. Pour lui, les deux traditions de l’enseignement de la philosophie au collégial sont bel et bien distinctes et ont lieu d’exister. Il nous rappelle que le « Rapport Parent reconnaissait que la tradition anglo-américaine de philosophie était différente de la tradition française. » C’est la vieille division entre la philosophie analytique et la philosophie continentale. Ce que les Grecs appelaient la paideia, c’est ce que les humanistes de la renaissance et de la fin du médiéval ont appelé les « humanities… Mais c’est drôle, tout le monde lit Kant ! »

Rappelons qu’on trouve trois cours de « humanities » dans les cégeps anglophones (la famille 345) et trois cours de philosophie dans les francophones (la famille 340). Sur le site du Collège Champlain de Lennoxville, par exemple, on voit que le cursus anglophone décline en trois temps : « Knowledge », « World Views » et « Ethical Issues ». Les cours de « humanities » sont multidisciplinaires et permettent d’aborder à peu près tous les sujets. Les noms de cours, dont celui-ci du bloc 101, frappent l’imaginaire, « Vampires, Witches and Zombies… Oh My ! » Il y en a cependant également un qui s’intitule « Greek and Roman Mythology. »

« Le Rapport Parent reconnaissait que la tradition anglo-américaine de philosophie était différente de la tradition française. » Gerardo Mosquera

Dans le système francophone, les trois cours sont Philosophie et rationalité (101), L’être humain (102) et Éthique et politique (103). Dans le 101, une grande importance est accordée à l’histoire de la philosophie et aux classiques de la culture occidentale. La tradition gréco-latine, les éléments fondamentaux de logique, la différence entre les types de discours, les conceptions de l’être humain sont abordées en guise d’introduction à la philosophie. Le système francophone favorise ainsi un fond culturel commun dans la transmission du savoir : « il part de l’universel pour atteindre le particulier », nous vulgarise Pierre-Alexandre Fradet, prof au Cégep Saint-Laurent, dont le plus récent livre s’intitule Le désir du réel dans la philosophie québécoise. C’est une peu un préalable pour ensuite mieux comprendre l’actualité quotidienne et le lien entre zombies et enjeux contemporains !

De devis en devis

Maxime Fortin-Archambault est un de ces profs de philo qui naviguent entre les deux devis. Maxime a récemment donné les trois cours de « humanities » au Collège Champlain St Lawrence ; au Collège Lionel-Groulx, il a donné les cours 101, 102 et 103. Il voit beaucoup de similarité entre les devis, mais avoue qu’en anglais, il est peut-être plus libre de faire ce qu’il veut. « Quoiqu’à Lionel-Groulx, c’est très libéral. J’ai pratiquement traduit mon 102 de St Lawrence, à quelques textes près. Et à St Lawrence, c’est très axé “philo”. La différence c’est qu’il n’est pas requis de parler de la Grèce antique. »

 

Son cours de 102, en français comme en anglais, c’est Philosophie de l’histoire, « Saint-Augustin à Marcuse, en passant par Kant, Freud, et Marx. » Dans son 103, il nous dit faire un bout sur éthique et déontologie et un autre sur le rapport individu-collectivité, ce qui lui permet d’introduire Aimé Césaire. « En anglais, ce cours-là était vraiment cool à monter, j’avais accès à une panoplie de littérature qui n’est pas traduite. Par exemple, en anglais, je faisais lire un chapitre de Justice and the Politics of Difference de Iris Marion Young, qui n’est pas traduite en français, et des extraits d’Audrey Lorde, qui n’est pas traduite non plus. » En français, il a dû bûcher un peu plus, mais il a quand même réussi à monter un cours sur le même thème.

Du côté francophone, l’analyse de Pierre-Alexandre Fradet, résonne avec celle de son collègue du Cégep Saint-Laurent Marco Jean, publiée au Devoir le 5 janvier dernier. M. Jean ne voit pas le devis francophone comme contraignant. « Étant donné le grand nombre de thèmes et d’auteurs susceptibles d’être abordés pour chacune des grandes périodes visitées et le professionnalisme du corps professoral, chacun peut donner une saveur particulière et intéressante à son cours. »

Bien qu’il n’ait pas enseigné du côté anglophone, Pierre-Alexandre perçoit bien les forces et faiblesses des deux côtés. Des parts de vérité peuvent émerger de sujets liés à la culture populaire ou à la culture savante présente et passée, mais « à condition d’avoir de bonnes connaissances historiques pour identifier ces parts de vérité. »

« Si l’on demande aux étudiants de choisir entre un cours très appliqué (qui recoupe les sujets qu’ils connaissent partiellement déjà) et un cours d’histoire des idées (qu’ils connaissent souvent bien peu, voire pas du tout), plusieurs opteront pour le premier. Mais ils s’empêcheront alors de faire de véritables découvertes imprévues comme Socrate et Nietzsche que les cours obligatoires rendent volontiers possibles. »

L’approche historique du système francophone lui paraît bien établie pour amener les étudiants à prendre conscience des limites du présent, en même temps que de leurs propres limites. « Faute de s’intéresser à ce qui vient avant eux, plusieurs penseront innover alors qu’ils ne feront que répéter des lieux communs ou des idées bancales et réfutées depuis des siècles. »

Il est donc en faveur d’une transmission d’un héritage commun classique, propre à la tradition francophone.

2023 et la Grèce antique

Olivier Maltais, un étudiant finissant du programme Arts, lettres et communication du Collège d’Alma, vient tout juste de remettre son dernier travail de session. Qu’a-t-il pensé des cours de philo et des Grecs de son cours 101.

« Ce sont des perspectives qui nous font réaliser que même si le monde évolue, l’humain va toujours être pareil, on réfléchit toujours de la même façon, c’est l’fun de le constater. Pygmalion et Platon résonnent encore. »

C’est dans son cours de philo 101 qu’Olivier a réalisé son désir d’écrire. « Lorsque je suis arrivé, je n’allais pas bien. Mais j’ai été très chanceux. J’ai lu les Grecs, mais mon prof m’a permis, ou plutôt m’a poussé à » écrire sur ma problématique à moi et ça m’a aidé à passer au travers. »

« Après, est-ce que ma pensée se serait développée sans lire Platon ? Sûrement. Mes études collégiales en général sont en train de former ma pensée, pas seulement les cours de philo. »

Un but pédagogique ?

Que faire, alors ? « Rien », nous dit Gerardo Mosquera. Les deux traditions peuvent très bien coexister. « Faire de la philosophie, ce n’est pas faire de l’histoire de la philosophie. Oui, on peut s’initier à la philosophie par Platon, c’est ce que je fais tout le temps, mais ce n’est pas nécessaire. »

« Notre but, c’est d’offrir de la formation générale en philosophie. » Lui qui ne jure que par la philosophie ancienne nous dit qu’elle n’est pas nécessaire pour assurer une introduction à la philosophie. « Oui, il y a des textes phares : L’Apologie et le Criton, mais pas le Philèbe, ni la Métaphysique d’Aristote. Peut-être certains textes de l’Éthique, mais ce n’est pas nécessaire que ce soit ces textes-là. Ça peut être du Érasme, du Descartes, peu importe ! Je préfère laisser au prof la liberté de choisir son canon. Certains ont une conception très rigide de ce corpus, mais pas moi. »

Pierre-Alexandre Fradet y va de deux suggestions : primo, offrir plus de cours complémentaires liés à la philosophie, comme ceux de Philosophie de l’Environnement et Philosophie de l’art offerts à Saint-Laurent, et ainsi maintenir l’héritage essentiel des cours obligatoires actuels. Secundo, se pencher sur l’harmonisation entre les niveaux secondaire et collégial à travers les nouveaux cours d’éthique dispensés au secondaire.

Comme tout le monde, il se désole que les enseignants de la formation générale doivent être constamment sur la défensive, alors qu’il y aurait lieu d’être sur l’offensive. « Des cours de philosophie, il en faut non pas moins, mais plus — et il importe de le dire au risque de s’attirer des critiques. Il y va ici de l’importance de former le citoyen qui sommeille derrière l’étudiant en lui apprenant à comprendre les subtilités de son monde. Puisqu’il existe actuellement un cours de littérature québécoise au collégial, pourquoi ne pas mettre aussi en place un cours de philosophie québécoise ? »

Selon Maxime Fortin-Archambault, le débat se détériore lorsqu’on oppose la culture commune à l’adaptation aux intérêts des étudiants. « La mission de l’éducation n’a jamais été de donner seulement ce qui intéresse les étudiants, car ils n’apprendraient rien de nouveau, y’a un échec là-dedans. »

Les deux traditions peuvent très bien coexister. « Faire de la philosophie, ce n’est pas faire de l’histoire de la philosophie. Oui, on peut s’initier à la philosophie par Platon, c’est ce que je fais tout le temps, mais ce n’est pas nécessaire. » Gerardo Mosquera

Comme Gerardo Mosquera, il renvoie la question au Ministère, « Ce qui est en jeu, c’est le rapport avec la culture qu’on a envie d’avoir. Est-ce qu’on veut former un tronc commun culturel, un canon fort, ou sommes-nous prêts à accepter que la culture à laquelle on éduque va être ouverte et différente, et que la matière risque d’être livrée de façon plus vivante si le prof l’a choisie ? »

Même s’il nous avoue avoir lâché prise sur le sujet, il concède que « lorsque le ministère parle de devis, le système francophone a raison de se méfier. Ça s’est avéré dans le passé, depuis 1990, on a coupé trois heures de philo, puis redonné une seule, d’où les 4 heures du cours 101 », nous dit Gerardo Mosquera. Alors que la formation générale se retrouve une fois de plus sur la défensive, il déplore que les décisions la concernant ne soient pas souvent prises dans un but pédagogique.

Paradoxes ne sont pas contradictions

Il y aura toujours des différences culturelles entre francophones et anglophones, triangulées avec le rapport respectif historique et actuel de chacun-e avec la philosophie autochtone, philosophie avec laquelle on doit se réconcilier. Elle est peut-être là, notre humanité profonde à nous…

Une journée d’étude se tiendra le 3 juin au Collège de Rosemont : L’expérience philosophique au Québec. Pierre-Alexandre Fradet y fera deux interventions, dont une pour lancer son livre.