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Le futur de l’enseignement collégial, un avenir à réinventer
Par Thérèse Lafleur
Sous le thème Réinventons l’avenir, le congrès virtuel Connexion 2021 de Collèges et Instituts Canada (CICan) a traité du futur de l’éducation postsecondaire. Du 26 au 28 avril, plus de 1500 délégués provenant de 22 pays ont abordé l’ampleur des changements en perspective.
Denise Amyot, présidente-directrice générale, CICan
La présidente-directrice générale de CICan, Denise Amyot, a lancé la réflexion lors de l’événement précongrès du 14 avril : « Comment réussir à naviguer cette fameuse pandémie ? Toute une question. Nos collèges ont été plongés dans des eaux très incertaines. Forcés de convertir leur cours en ligne en quelques jours, ils ont dû affronter une myriade d’autres défis. La COVID-19 les a forcés à réimaginer leur manière de continuer d’offrir une expérience d’apprentissage à la fois engageante et holistique à leurs étudiants. Et bien que cela ait posé de nombreux défis aux établissements, il s’agissait également d’une occasion en or pour rompre avec ce que j’appellerais les vieilles habitudes et de créer de nouveaux modes d’apprentissage. Des modes novateurs et percutants qui tirent profit de la technologie. Les propos des conférenciers principaux, futurologues et prospectivistes, nous font réaliser que maintenant plus que jamais, il est essentiel de s’engager dans un dialogue collectif et sociétal pour changer de discours et agir maintenant et surtout ensemble. »
C’est donc une invitation à réorganiser le présent pour préparer l’avenir qu’ont proposé Gerd Leonhard de The Futures Agency, Ollivier Dyens de Building 21 et Fabienne Goux-Baudiment de proGective lors de ce congrès Connexion. Sommairement voici leurs propos.
Humanité versus technologie
Humaniste et futuriste, Gerd Leonhard aime à dire que l’humanité changera davantage dans les 20 prochaines années qu’au cours des 100 années précédentes. Laissons des machines de plus en plus « smart »faire le travail de routine et réservons à l’humain ce que seul l’humain peut faire. Il réfère ainsi à la compassion, à la négociation, à l’anticipation ou à la créativité. Alors que l’information s’obtient en un clic, il ne s’agit plus d’apprendre en intégrant des connaissances.
Pour monsieur Leonhard, le monde a été mis sens dessus dessous avant même la crise de la COVID-19 qui a plutôt amplifié de nouvelles normalités de travail, de voyage, d’études et d’interactions. Tout en demeurant optimistes, il faut être prêts à naviguer dans un certain chaos et à négocier des changements considérables affirme-t-il. Comme la plupart des nouveaux emplois ne sont pas encore inventés, il faut former des personnes capables d’apprendre, de désapprendre et de réapprendre.
La technologie est en voie d’être le moteur de la société, d’ici 2030 huit milliards de personnes seront hyperconnectées estime-t-on. Déjà en 1975, Jim Fuller prédisait que l’éducation deviendrait le numéro un des grandes industries. Monsieur Léonhard rappelle cependant que cette possibilité d’enseigner à une audience mondiale doit se déployer avec des efforts de réhumanisation.
Au final dit-il, ce sera une énorme opportunité qui exigera de délester certaines choses. L’essentiel sera d’apprendre et d’enseigner la flexibilité. Pour ce futurologue, nous devons avoir un pied dans le futur et un pied dans le présent. Les éducateurs doivent anticiper, se positionner à l’avant-garde du changement et faire prendre conscience aux étudiants que leur avenir repose sur leur capacité de se réinventer. Il propose quelques principes :
- Apprendre à observer, à comprendre et à écouter ;
- Comprendre ne signifie pas connaître les faits, mais comprendre ce qu’il y a entre les faits, remettre en question nos hypothèses sera crucial ;
- Miser sur la création, l’adaptation et la transformation, un phénomène unique aux humains pour éduquer ;
- Ne pas tabler sur les compétences essentiellement liées à la productivité mais développer le savoir-être et des compétences non techniques associées aux sciences humaines ;
- Apprendre à créer davantage de relations entre les personnes et à s’ouvrir à la diversité pour enrichir le capital humain ;
- Passer de l’instruction à la découverte. Faire de l’éducation non pas un bien ou un service mais une transformation. La technologie ne peut pas fournir ces expériences.
Monsieur Leonhard termine en proposant de cesser de nous demander ce que réserve l’avenir. L’avenir n’est pas fixé. C’est nous qui définissons le futur. C’est à ça que sert l’éducation.Mais se préparer pour l’avenir nécessite d’entendre, de comprendre et de s’adapter. C’est le moment de changer de discours, de revoir les choses.
Objectif 2070 : un système d’éducation qui génère des avenirs remplis d’espoir
La réflexion d’Ollivier Dyens, sur l’avenir de l’éducation l’amène à constater que nous sommes à un point charnière. Est-ce que notre système éducatif est assez riche et créatif pour affronter les grands défis que posent en particulier les technologies :
- Il y a le défi du temps. Comment préparer les étudiants alors que tout change si vite ?
- Il y a des défis reliés aux enjeux de vérité et d’éthique. En intelligence artificielle, comment programmer la subtilité de l’éthique ? Qui va programmer l’éthique ?
- Il y a des défis d’emplois et de robotisation. Ce sont des défis fondamentaux et c’est une responsabilité sociétale d’arriver à des consensus pour faire les changements nécessaires.
Par ailleurs, l’expérience de la pandémie a permis de comprendre que nous devons être en mesure de trouver de nouvelles solutions à de nouveaux problèmes explique-t-il. En ce sens, il cite Kurzweil qui dit que « nous ne connaîtrons pas 100 années de percées technologiques au cours du 21e siècle, nous serons plutôt témoins de l’équivalent de 20 000 années de progrès mesurés en fonction du rythme d’aujourd’hui ».
Alors, comment créer un système d’éducation qui sera capable, justement grâce à sa flexibilité, d’offrir aux étudiants les outils nécessaires pour remplir les mandats qui leur seront confiés ? Monsieur Dyens soulève deux obstacles majeurs :
1. Notre système d’éducation est fondé, en partie, sur un système industriel. Il semble paradoxal que nous concevions des machines qui se comportent de plus en plus comme des humains et que, parallèlement, nous développions des systèmes éducatifs qui poussent les enfants à penser comme des ordinateurs et à se comporter comme des robots ;
2. Nous regardons très peu vers le futur alors qu’il devrait nous guider.
Selon monsieur Dyens, pour avancer il faut :
1. Analyser, comprendre et être capable d’aborder le changement ;
2. Accepter et vivre avec les bouleversements générés ;
3. Créer de nouveaux fondements pour faire évoluer le système actuel vers plus de flexibilité tout en l’amenant à se tourner vers l’avenir.
Enfin, il identifie des transformations qui influenceront l’éducation :
1. La technologie. Il faut faire la course avec la machine, pas contre elle ;
2. La culture. La vitesse à laquelle les innovations technologiques se font est beaucoup plus grande que l’adaptation culturelle ;
3. La connaissance humaine. Il faudra revoir comment nous concevons l’idée de la pensée et de l’information alors que l’accès à la connaissance est affaire de technologie ;
4. L’économie. L’économie est en profonde mutation. Il faut cerner cette évolution pour proposer des solutions inédites et non pas de vieilles solutions à de nouveaux problèmes ;
5. Les relations humaines. Ici, monsieur Dyens cite Sherry Trukle « Nous espérons plus de la technologie et moins les uns des autres et, des réseaux sociaux aux robots sociables, nous concevons des technologies qui nous donnent l’illusion de la camaraderie sans les exigences de l’amitié ». Voici un des défis auquel faire face en salle de classe et pour lequel trouver des solutions ;
6. Le travail. Monsieur Dyens réfère à Harari en mentionnant que «le problème crucial n’est pas de créer de nouveaux emplois. Le problème crucial est de créer des emplois que les humains effectuent mieux que les algorithmes. » ;
7. La gouvernance. Il prend l’exemple de Facebook qui avec ses deux milliards d’abonnés est plus grand que n’importe quel pays de la planète. Et Facebook a été forcé de se doter de lignes directrices,acceptées par sa communauté, pour trancher les cas difficiles. Donc Facebook exerce un pouvoir immense pour une compagnie pour laquelle nous ne votons pas et dont nous ne pouvons pas nous défaire.
8. L’humain. Les avancées technologiques cernent très tôt l’individualité de chacun, parfois même avant que la personne ne soit consciente de toutes les facettes de sa personnalité. Une technologie dont le pouvoir peut être à la fois merveilleux et menaçant pour l’épanouissement des individus.
Monsieur Dyens conclut que, pour rester en équilibre, nous devons apprendre à vivre avec ce sentiment à la fois contradictoire et simultané que nous avons par rapport aux côtés extraordinaires et effrayants du monde dans lequel nous évoluons. Un de nos rôles en éducation, c’est d’apprendre aux étudiants à vivre dans cet équilibre difficile entre la terreur et le sublime.
EDUNING : The liquideducation
Sociologue et prospectiviste, Fabienne Goux-Baudiment aborde les futurs enjeux par une formulation anglaise : Eduning, the liquideducation. « Eduning », un composé de « education » et du bloc « teaching learning », un couple toxique selon elle ! Toxique parce qu’il place l’apprenant en mode passif et l’éducateur comme celui qui apprend à l’autre. Mais les nouveaux apprenants, la transition technologique et la nouvelle manière d’être des étudiants décatégorisent les individus. Il va bien falloir que le système éducatif prenne ces grandes évolutions en compte pour évoluer vers la « liquid education », une éducation fluide qui sort du cadre traditionnel.
Madame Goux-Baudiment explique que nous sommes actuellement dans une zone de turbulence qui comporte d’importants facteurs de rupture :
- Les avancées technologiques ;
- La nouvelle génération de natifs digitaux, l’« Alien generation » ;
- La planétarisation soit l’émergence d’une classe moyenne mondiale mobile et consommatrice qui réplique les mêmes modes de vie malgré la dégradation de la biosphère.
La COVID-19 n’a fait qu’accélérer ces phénomènes. Cette grande transition issue du 19e siècle et qui mènera au 22e siècle se passe à vitesse grand V. Différents agents de changement sont déjà à l’œuvre pour façonner ce monde à venir. Madame Goux-Baudiment les présente comme suit :
- L’intelligence artificielle, l’IA.Il est impératif de comprendre ses avancées pour s’y préparer ;
- Un modèle X.0 de développement. Les innovations génèrent un modèle nouveau qui vise à replacer la nature et l’humain au cœur des processus et des préoccupations ;
- L’exponentialité liée à l’accélération des activités digitales, de la dégradation de la nature, de la croissance des inégalités sociales force le changement ;
- La planétarisation impose de trouver un équilibre entre ce nouveau territoire qu’est le monde et nos territoires locaux d’appartenance ;
- La gouvernance repensée, une gouvernance qui fasse plus de part à la participation, à la réflexion et à l’objectivité dans une approche plus éthique et plus systémique de gouverner ce monde ;
- Les leaders créatifs comme les a nommés Toynbee. Des agents de changements qui exercent un leadership d’innovation et de proactivité. Ces leaders créatifs sont déjà là, il s’agit de l’« Alien generation ». Ces jeunes sont en train de développer des aptitudes absolument fondamentales pour naviguer dans la grande transition actuelle.
Elle conclut en rappelant le rôle crucial de l’éducation dans cette grande transition. Les éducateurs, les enseignants et les mentors ont un rôle important parce que l’humanité est encore adolescente dit-elle. C’est pourquoi le rôle de notre collectif éducatif est de hâter cette maturité naissante avant que la maison ne brûle et surtout d’aider à changer les narratifs pour pouvoir réinventer l’avenir. Un avenir plus soutenable pour la planète et plus épanouissant pour chacun de nous.