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Seul collège à représenter l'Amérique
L’aventure extraordinaire du Cégep John-Abbott au Prix Goncourt des Lycéens 2023
Huit étudiantes et un étudiant du Cégep John-Abbott ont lu 16 romans de langue française en 8 semaines, soit deux par semaine, pour un total de 5032 pages. De plus, elles ont participé aux délibérations régionales du Prix Goncourt des Lycéens à Paris, et une des leurs a fait partie du jury national à Rennes. Nous vous proposons un retour sur une aventure exceptionnelle avec Kamila Michelle Contreras Zarate et les deux professeurs responsables du projet, soit Ariane Bessette et Daniel Rondeau.
Par Alain Lallier, Portail du réseau collégial
« C’est une grosse organisation, et peu de professeurs osent s’aventurer dans un tel projet »
Daniel Rondeau connaît plusieurs collègues et amis qui ont participé au Prix Goncourt des Lycéens par le passé. Pour les professeurs qui décident de s’investir dans un tel projet, la charge est de taille, car il faut lire les 16 romans en nomination, puis trouver le financement et le temps de s’y investir à fond. « C’est une grosse organisation, et peu de professeurs osent s’aventurer dans un tel projet, explique Daniel Rondeau. Un seul collège québécois y participe chaque année. Fait inusité, aucun autre collège du Canada ou d’Amérique n’a posé sa candidature en 2023. Souvent, il y en a 3 ou 4. C’est d’ailleurs étonnant que le Cégep John-Abbott ait été le seul à représenter l’Amérique. »
Le groupe de lecture se composait au départ de onze étudiantes et étudiants. Une semaine plus tard, l’équipe définitive de 9 membres était formée. Au départ, les deux professeurs pensaient recruter 6 étudiants, mais ils en ont accueilli 9 qui ont tenu le coup tout au long de l’aventure. À l’image de la population étudiante de John-Abbott, le profil linguistique des membres est très diversifié. Pour certains, le français est une deuxième ou une troisième langue. De plus, les textes choisis par le concours sont écrits dans un français de très haut niveau. On n’a qu’à penser au livre Que notre joie demeure du Québécois Kevin Lambert qui, selon Kamila, est l’un des plus difficiles à lire. Bref, ce concours présente 16 romans et autant de thèmes, de vocabulaires et de contextes différents.
« Notre grande peur, c’était de les perdre en cours de route, explique Daniel Rondeau. Nous craignions que les étudiantes et l’étudiant commencent à lire et qu’ils prennent du retard après 3 ou 4 romans. Et une fois en retard, la pente à remonter devient trop abrupte. Pour cette raison, nous avions établi, Ariane et moi, un rythme de lecture, et ce, en veillant à bien répartir le nombre de pages. Tout le monde devait respecter ce rythme de lecture, soit deux romans par semaine, et c’étaient les deux mêmes romans pour tout le monde. On se rencontrait chaque semaine pour s’assurer de ne perdre personne. On se talonnait. On se disait au début que nous allions pousser les étudiantes pour qu’elles nous suivent. Rapidement, après quelques semaines, on s’est rendu compte qu’il fallait courir pour les suivre, car elles lisaient aussi vite que nous, peut-être même plus rapidement. Tout le monde s’est autodiscipliné à lire et à suivre le rythme de lecture. » Les profs avaient établi à 80 le nombre de pages à lire chaque jour, et ce, 7 jours sur 7 pendant deux mois. Daniel Rondeau expliquait aux étudiantes que si elles prenaient une fin de semaine de pause, elles auraient 240 pages à lire pour rattraper le groupe.
« Quand nous sommes arrivés en France pour les délibérations, ajoute Ariane, notre groupe se distinguait, parce que tous ses membres avaient lu tous les titres. Nous en étions très heureux, car ce n’était pas le cas de tous les lycéens participants. Nous étions très fiers de nos étudiantes. »
Ces romans ne faisaient pas partie des programmes d’études. Il s’agissait d’une activité parascolaire choisie volontairement, et ces lectures s’ajoutaient à toutes les matières à apprendre dans leurs cours de niveau collégial. « C’étaient de très grosses semaines de travail pour ces étudiantes », affirme Ariane.
Le roman de Neige Sinno, Triste tigre, a été le choix du jury des lycéens et celui du groupe de John-Abbott.
Tout le groupe s’est déplacé en France. Les étudiantes faisaient partie du regroupement des lycées de la région parisienne. Deux écoles parisiennes et deux écoles étrangères, dont John-Abbott, ont été sélectionnées pour les délibérations nationales de Rennes, où se trouvaient toutes les autres délégations de France. Ce groupe était composé de seulement 13 personnes, dont Kamila. Le roman de Neige Sinno, Triste tigre, a été le choix du jury des lycéens et celui du groupe de John-Abbott. À ce moment-là, on connaissait déjà le lauréat du Prix Goncourt des académiciens, soit Veiller sur elle de Jean-Baptiste Andrea.
Ce sont les étudiantes et les étudiants qui choisissent l’ouvrage gagnant du prix des lycéens, et ce, selon plusieurs critères, comme la qualité littéraire, la pertinence des thèmes évoqués, la disposition à susciter des réflexions, l’intérêt pour les personnages, la qualité de la narration, etc.
Les impacts dans la communauté
Selon Kamila, même si le Prix Goncourt des Lycéens était inconnu par son entourage anglophone et hispanique : « Mes parents et amis ont vite compris l’enjeu de participer à un prix si prestigieux, et ils étaient fiers que je me sois rendue aussi loin. Plusieurs de mes professeurs du secondaire m’ont écrit et sont même venus me voir. Ils m’ont félicitée. Je ne m’attendais pas à ça. C’était même drôle de constater que mes collègues francophones ne me croyaient pas quand je leur racontais pourquoi je devais m’absenter du travail… »
« Cette expérience s’est déroulée à la perfection du début à la fin. Nous sommes tombés sur une cuvée d’étudiantes formidables. Les lectures ont été marquantes, et ça m’a donné comme enseignante une incroyable énergie et une passion revigorée pour la littérature. Ça m’a aussi donné le goût de faire des activités étudiantes en dehors des cours pour partager le plaisir de lire », avoue Ariane Bessette.
« Comme professeur, ça m’a donné le feu sacré » Daniel Rondeau
Pour Daniel Rondeau, le bilan de cette expérience se situe à plusieurs niveaux : « Comme professeur, ça m’a redonné le feu sacré. De faire partie de ce groupe-là, d’être en équipe avec Ariane et de vivre cette aventure ensemble, ça m’a rempli d’énergie. Au départ, il y avait une fierté de faire une activité en français dans un collège anglophone. Mais en fin de compte, c’était plus le fait de réaliser une activité littéraire, indépendamment de la langue, et de participer à une activité complètement folle de lecture. Je ne m’attendais pas à ce que la communauté du cégep, les professeurs et les gestionnaires soient fiers à ce point du projet. Tout le monde nous enviait de vivre ça. Tout le monde était fier. Je ne m’attendais pas à cette réaction du milieu. »
Ariane ajoute que, lors de la dernière réunion du département, une professeure a expliqué comment cette aventure avait fait du bien à l’intérieur même du cégep. On n’y voyait que du positif.
Quant à elle, Kamila souligne l’impact positif de voir qu’il y a d’autres personnes qui aiment lire comme elle : « Ça fait du bien de voir que je ne suis pas seule. Que d’autres aussi aiment lire. »
Daniel Rondeau, qui s’occupe de plusieurs activités au collège depuis de nombreuses années, constate un changement majeur : l’appui de la direction. Est-ce une question de changements dans le cadre législatif? Est-ce un changement de génération plus ouverte à d’autres langues? « Il y a quelque chose qui se passe, car le collège veut organiser des activités en français. On sent qu’il y a une volonté et on débloque des budgets. Il y a de plus en plus de francophones qui choisissent les cégeps anglophones, et ces cégeps veulent les retenir », conclut-il.
« C’est peut-être le moment de donner une tape dans le dos à ce genre d’initiatives qui montrent que ça peut être agréable de lire et de tenir des activités en français. Je sens une ouverture à l’intérieur du cégep pour de telles initiatives », conclut Ariane.
Les 16 romans sélectionnés pour le Prix Goncourt des Lycéens 2023
- Mokhtar Amoudi, Les conditions idéales (Gallimard)
- Jean-Baptiste Andrea, Veiller sur elle (L'Iconoclaste)
- Dominique Barbéris, Une façon d'aimer (Gallimard)
- Vincent Delecroix, Naufrage (Gallimard)
- Cécile Desprairies, La propagandiste (Seuil)
- Émilie Frèche, Les amants du Lutetia(Albin Michel)
- Dorothée Janin, La révolte des filles perdues (Stock)
- Gaspard Koenig, Humus (L’Observatoire)
- Kevin Lambert, Que notre joie demeure(Le Nouvel Attila)
- Akira Mizubayashi, Suite inoubliable (Gallimard)
- Laure Murat, Proust, roman familial (Robert Laffont)
- Léonor de Récondo, Le grand feu (Grasset)
- Éric Reinhardt, Sarah, Susanne et l'écrivain (Gallimard)
- Antoine Sénanque, Croix de cendre (Grasset)
- Neige Sinno, Triste tigre (P.O.L.)
- Jean-Philippe Toussaint, L'échiquier (Éditions de Minuit)
Triste tigre
- Prix littéraire Le Monde 2023
- Prix Blù Jean-Marc Roberts 2023
- Prix Les Inrockuptibles 2023
- Prix Femina 2023
- Choix Goncourt de la Suisse 2023
- Prix Goncourt des lycéens 2023
- Choix Goncourt de la Belgique 2023