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Plaidoyer pour les sciences « molles »
« Tu vas faire quoi après ? » N’importe quel étudiant en histoire ou en sociologie s’est déjà fait poser la question. Dans les soupers de famille, impossible d’y échapper. Depuis longtemps, les sciences humaines et sociales sont réduites au rang de « pelletage de nuages ». Elles ouvrent pourtant de belles portes et sont indispensables à la société – peut-être maintenant plus que jamais.
UN DOSSIER DE LÉA CARRIER
Léa Carrier La Presse
Au-delà du « pelletage de nuages »
Léa Carrier La Presse
« T’étudies en quoi ?
— En sociologie.
— OK, pis… Tu vas faire quoi avec ça ? »
Anaël Bisson connaît le scénario par cœur. Comme la plupart des étudiants en sciences humaines et sociales, elle l’a joué des dizaines et des dizaines de fois.
Non, la sociologie n’est pas du « pelletage de nuages », assure-t-elle. Étudier les inégalités sociales, les structures d’une société, c’est essentiel. Et c’est ce qui l’anime.
Pourtant, la question revient continuellement. Lors de nouvelles rencontres, impossible d’y échapper.
« “Tu vas faire quoi après ?” Même quand j’explique mon choix, c’est comme si ce n’était pas assez. »
— Anaël Bisson, étudiante en sociologie à l’Université de Montréal
La critique ne date pas d’hier, mais elle est toujours aussi vraie : les sciences humaines et sociales sont souvent discréditées, voire ridiculisées.
Les plombiers et les électriciens gagnent « très bien leur vie », a récemment déclaré le ministre de l’Éducation, Bernard Drainville, lors d’une annonce sur un investissement de 81,3 millions dans la formation professionnelle d’ici 2027. « Je suis un diplômé de science politique, je suis capable de comparer… », a-t-il blagué, provoquant des rires dans l’auditoire.
Ça n’a pas toujours été le cas. Il fut une époque où les intellectuels issus des sciences humaines étaient hautement valorisés et où leur expertise pour orienter les grands choix de société était célébrée.
« Il y a un discrédit qui commence à peser sur les sciences humaines et sociales », se désole le sociologue et historien Gérard Bouchard.
Et il faut s’en alarmer, croit-il.
La catastrophe climatique nous guette, la démocratie recule à l’échelle internationale pendant qu’une guerre fait rage à l’autre bout du monde.
Pas de doute, les défis devant nous sont colossaux. Et les diplômés en sciences humaines et sociales pourraient apporter une partie de la solution.
Mieux financer la recherche
« Plus que jamais, les sciences humaines et sociales sont indispensables », martèle le président de l’Association francophone pour le savoir (Acfas), Jean-Pierre Perreault.
L’humanité fait face à de grands problèmes sociaux que la technologie seule ne pourra résoudre sans l’apport des ethnologues, des philosophes, des géographes…
À condition de valoriser celui-ci.
« Et là, il y a peut-être un défi. Il faut sortir de cette vieille histoire qu’on les met de côté, qu’ils sont moins importants. Non, non, non. Ils ont une place prépondérante dans notre société », fait valoir M. Perreault.
Les champs de recherche couverts par les sciences humaines et sociales varient selon le pays et l’époque, mais de manière générale, ils incluent tant la psychologie, l’économie, le droit et la philosophie que la géographie, l’histoire, les arts et la littérature, entre autres.
Ces disciplines représentent plus de la moitié des étudiants, tous cycles confondus, au Québec.
Selon des données obtenues par La Presse, les universités québécoises ont reçu en financement de la recherche un peu plus de 1,52 milliard des administrations publiques fédérale et provinciale en 2020-2021. Sur cette somme, les fonds de l’ensemble du secteur des sciences humaines et sociales représentent seulement 24,2 %, soit environ 368 millions de dollars.
Les sciences humaines et sociales souffrent d’un sous-financement « important », croit Stéphane Paquin, professeur titulaire et directeur du doctorat et de la formation à la recherche à l’École nationale d'administration publique (ÉNAP).
Il le voit, entre autres, dans les ratios profs-étudiants élevés et dans les administrations qui mettent fin à des cours parce que les inscriptions sont trop peu nombreuses. Aussi, sur 65 étudiants inscrits au doctorat à l'ÉNAP, à peine six sont boursiers du Conseil de recherches en sciences humaines ou du Fonds de recherche du Québec Société et Culture, les deux principaux organismes subventionnaires en sciences humaines au pays. « C’est microscopique ! », dénonce-t-il.
À l’Université du Québec de Montréal (UQAM), la doyenne de la Faculté des sciences humaines, Josée S. Lafond, déplore aussi « des disparités » dans le financement de ces disciplines. « Oui, on les respecte de plus en plus, mais il n’en reste pas moins que lorsqu’elles sont en compétition avec les sciences médicales, par exemple – ce qu’elles ne devraient jamais être –, on voit des disparités », remarque-t-elle.
Certes, construire un laboratoire de recherche ou former un étudiant en génie aérospatial coûte cher. Le scientifique en chef du Québec, Rémi Quirion, reconnaît toutefois qu’il manque de bourses pour le nombre d’étudiants en sciences humaines et sociales. « C’est certain qu’on n’est pas capable d’offrir des bourses d’excellence à plusieurs d’entre eux, peut-être parce que les moyens ne sont pas là », dit-il.
Au Royaume-Uni, le gouvernement a annoncé une importante réduction des fonds alloués aux programmes artistiques dans les universités en 2021, soit la musique, la danse, le théâtre et les études médiatiques.
La réforme, qui a suscité une vive opposition, vise à injecter davantage d’argent dans les secteurs dits « prioritaires », notamment la santé, la technologie et le génie.
Au début du mois, en Grèce, des étudiants et des professionnels du monde culturel sont descendus dans les rues pour dénoncer un décret du gouvernement qui, selon eux, dévalue les études en arts et dévalorise leurs diplômes, avec des conséquences sur leurs salaires, leurs protections sociales et leurs retraites.
Au Québec, Rémi Quirion et Jean-Pierre Perreault s’entendent qu’il faut davantage soutenir la recherche scientifique, et ce, dans tous les secteurs.
Surtout, il est urgent de changer le discours autour des sciences humaines et sociales.
« Il faut dire haut et fort que le développement des sciences humaines et sociales est essentiel pour la société. Et j’invite les jeunes à s’y intéresser. »
— Jean-Pierre Perreault, président de l’Acfas
L’option par défaut
Encore faut-il qu’elles soient attrayantes pour un jeune qui sort du secondaire. Qui n’a pas déjà entendu que les sciences humaines et sociales n’ont pas de débouchés ? Qu’elles ne servent à rien ?
« Ne te ferme pas des portes ! », recommande-t-on à nos ados au moment de choisir un programme collégial. « Tu as de bonnes notes. Pourquoi veux-tu aller en sciences molles ? », leur demande-t-on sur un ton plein de bienveillance.
À l’université aussi, les clichés ont la vie dure. Les départements de philo ou de littérature hériteraient des locaux vétustes et leurs étudiants vivraient aux crochets de leurs parents.
Ces préjugés, la professeure de sociologie au cégep de Limoilou, Isabelle Morin, les entend régulièrement.
Pour les parents, les sciences de la nature (ou « sciences fortes ») sont un choix « sécurisant ».
« Ils se disent que leur enfant va s’ouvrir toutes les portes. Mais les sciences humaines ouvrent autant de portes ! C’est juste pas les mêmes. »
— Isabelle Morin, professeure de sociologie au cégep de Limoilou
Des exemples ? Avec un diplôme d’études collégiales en sciences humaines, un jeune peut poursuivre des études en psychologie, en droit, en urbanisme, en économie ou même en criminologie.
Plus jeune, Anaël Bisson rêvait de devenir médecin. Douée à l’école, ses mauvaises notes en maths ont toutefois freiné son ambition, et la jeune femme s’est retrouvée dans un programme de sciences humaines au cégep.
« Je pensais que les sciences humaines étaient plus faciles, que c’était pour ceux qui n’étaient pas capables de faire des maths », se souvient-elle.
L’option par défaut, quoi.
Même qu’elle a conservé ses appréhensions longtemps, en s’inscrivant d’abord en relations internationales à l’université.
« Au début, je n’étais pas capable de m’inscrire juste en sociologie, parce que j’avais peur d’être mal payée ou d’avoir moins de perspectives de carrière. »
— Anaël Bisson, étudiante
La recherche l’intéresse, peut-être l’enseignement, et encore… « Même avec les enseignants, on fait des jokes entre nous qu’on n’est pas ici pour être payés cher », raconte-t-elle.
Trop abstraites, souvent rébarbatives : la nécessité des sciences humaines et sociales n’est pas toujours bien comprise des jeunes, croit Isabelle Morin. Et c’est notre rôle à tous, parents et profs, de leur faire comprendre.
« Je dis souvent à mes étudiants : “Soyez fiers de vous intéresser aux sciences humaines. L’être humain est infiniment complexe, alors imaginez une gang d’êtres humains ensemble. Ça prend des têtes bien faites pour essayer de comprendre cette gang-là” », dit Mme Morin, qui est aussi coordinatrice du programme de sciences humaines de son cégep.
« Il faut leur montrer que ce n’est pas du pelletage de nuages, que c’est concret, tangible », souligne-t-elle.