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Les mondes d’un prof du Cégep de Saint-Laurent
Être-dedans-le-monde
En 2021 puis cette année, les éditions Fides ont fait paraître deux tomes d’un mégalivre de Steeven Chapados, professeur de philosophie au Cégep de Saint-Laurent. Monde fait ainsi près de 1000 pages. Une entrevue.
Daniel Samson-Legault
Vous connaissez des livres d’histoire, vous connaissez des livres de sciences, voilà venu un amalgame, écrit par un professeur… de philosophie, au collégial depuis 2008.
Dans Monde, il actualise l’intérêt des philosophes de l’Antiquité grecque. Lui aussi il réhabilite Épicure. Épicure n’est plus réduit à un promoteur de plaisirs. Par exemple, on apprend que la conscience de l’atome ne date pas du 20e siècle, mais de celui d’Épicure et de Démocrite, dans le sens de l’insécable petit imperceptible par nos sens, de l’intellect distingué du sensoriel. Il lui donne beaucoup d’importance, dès le début du tome 1 jusqu’à la fin du tome 2. Il m’explique que le philosophe a été trop longtemps victime de préjugés au cours de la tradition chrétienne. «Ces préjugés ont empêché de voir que sa philosophie et sa vision du monde sont, de fait, d’un grand réalisme et d’une étonnante actualité. Concernant son éthique en particulier, son actualité vient peut-être du fait qu’il y a des choses dans la nature humaine et dans les sociétés qui semblent ne jamais vraiment changer : par exemple, sa conception des désirs et de la façon d’y répondre nous interpelle encore aujourd’hui, dans nos sociétés de consommation. La philosophie est d’abord et avant tout un effort de compréhension du monde dans lequel nous vivons et à cet égard, Épicure est pour moi un modèle, d’où l’importance que j’y accorde.»
Heidegger aussi traverse l’œuvre. Habiter le monde n’est pas seulement être en lui… Plutôt qu’utiliser un adverbe, Chapados ressuscite un vieux nom commun pour bien traduire la conception d’une structure fondamentale existentialiste. «Heidegger a inventé une expression pour définir la réalité humaine dans un sens qu’il a voulu plus authentique, soit être-dedans-le-Monde (In-der-Welt-sein, en allemand). Il a voulu souligner par là le fait que la réalité humaine est toujours enracinée dans le Monde, que l’être humain n’est jamais un pur sujet sans Monde, détaché, extérieur ou opposé à lui : au contraire, il est toujours dedans.» (tome 1, pp.20-21)
«La philosophie est d’abord et avant tout un effort de compréhension du monde dans lequel nous vivons et à cet égard, Épicure est pour moi un modèle, d’où l’importance que j’y accorde.»
Steeven Chapados aurait pu rédiger un roman historique, genre très populaire de nos jours. Il s’est plutôt astreint à faire alterner des rappels d’histoire et des dialogues inventés avec plusieurs des grands disparus. «C’est la forme sous laquelle la rationalité elle-même est née chez les Grecs antiques. Les textes de Platon, premier grand monument de la philosophie, sont pour l’essentiel des mises en scène et des dialogues. La formule de la discussion «en direct» m’est apparue comme un bon moyen pour présenter la matière de façon plus dynamique et stimulante, et pour montrer que les notions véhiculées en philosophie et dans les sciences ont été conçues au départ par des individus concrets qui éprouvaient et questionnaient le Monde réel dans lequel ils vivaient.»
Le monde d’un collège
On sent l’habitude de la narration comme procédé de vulgarisation et certains petits schémas parsemés dans le livre semblent sortis tout droit d’un tableau de classe.
Dans un cours obligatoire de philosophie, on imagine très bien des questions étudiantes sur l’utilité de cette matière. «J’aborde cette question dès le tout premier cours!», réplique M. Chapados. «Je commence par présenter une définition de la philosophie en tant que discours "rationnel", c’est-à-dire en tant que discours logique, critique, objectif et argumenté. Ce sont autant d’éléments que je présente non pas comme des compétences "naturelles", mais comme des produits d’une éducation ou d’une culture de notre intelligence. Ensuite, je demande aux étudiants de m’expliquer en quoi il peut être «"utile" dans la vie d’être capable, sur toutes choses, d’adopter un point de vue logique, critique, objectif et argumenté. Et ils me donnent eux-mêmes des exemples (notamment tirés de certaines tendances lourdes observées dans les médias sociaux)! Ainsi, mes étudiants et étudiantes répondent eux-mêmes à la question de l’utilité de la philosophie.»
«Mes étudiants et étudiantes répondent eux-mêmes à la question de l’utilité de la philosophie.»
Il faut bien les motiver. La profession enseignante, selon son propre aveu, est «très exigeante». «Je n’ai jamais trouvé, en général, que les jeunes avaient une bonne culture générale, mais ce que je remarque chez certains, depuis récemment, est une baisse de motivation et une absence du désir de faire des efforts, d’étudier et de travailler. Peut-être s’agit-il d’un effet "post-Covid", espérons-le.»
Les œuvres d’une vie
Écrire une pareille somme en a impressionné plusieurs. «Lorsqu’on me demande combien de temps il m’a fallu pour écrire ma trilogie, je réponds parfois qu’il y a deux réponses à cette question : trois ans pour la rédaction et trente ans pour toutes les études, les recherches, les lectures et les réflexions nécessaires pour être capable de rédiger le tout en trois ans. Ainsi, dix ans de préparation auront été nécessaires pour chaque année de rédaction. J’écris plusieurs heures tous les jours de façon constante. J’ai la chance d’être par nature une personne plutôt motivée et disciplinée.»
«J’écris plusieurs heures tous les jours de façon constante. J’ai la chance d’être par nature une personne plutôt motivée et disciplinée.»
Ce serait l’œuvre d’une vie pour bien d’autres, mais la vie de l’auteur n’a pourtant pas été si facile, qui l’a gratifié d’un cancer. «La résignation, la capacité à prendre un recul et à se concentrer sur ses priorités constituent un solide rempart contre toutes ces épreuves de la vie qui tendent à nous détourner de nos projets. J’ai rédigé le tome 1 pendant que je subissais un traitement de 625 heures de chimiothérapie, entre les épisodes d’hospitalisation, de nausées et de grandes fatigues.» Et l’explication permet encore un rapprochement étymologique. «Le philosophe en moi m’a rappelé que le mot "épreuve" provient du mot "preuve", et que c’est effectivement dans l’épreuve que l’occasion nous est donnée de faire nos preuves quant à la gestion de nos priorités. Monde était pour moi une priorité.»
Pour l’année qui vient, Chapados prépare… un 3e tome. «J’explorerai avec mes lecteurs les mondes de la Terre (et des origines de l’Homo sapiens), de la Nature (et de la crise environnementale), de la Liberté (et du déterminisme) et du Langage (et des origines du langage).» Et ça ne suffit pas, pour celui qui entretient également un talent d’illustrateur patient. «Paraîtra aussi chez Fides en 2023 un livre sur la Lune, dont les illustrations seront tirées d’un dessin technique de notre astre que j’ai réalisé en 2021, aujourd’hui exposé à l’Agence spatiale canadienne. Je prépare aussi mon grand livre sur Socrate, conçu lui aussi sur le modèle de la discussion "en direct" — Socrate qui est aussi d’une redoutable actualité!» Et pour ce qui est de Monde, «il y aura peut-être un 4e tome (il me reste tant à dire!).»
Steeven Chapados a aussi été chargé de cours à l’UdM et à l’UQTR en théories de la connaissance et en philosophie des sciences. Il a publié un Dictionnaire philosophique et historique de la logique aux PUL et chez Hermann (2017), ainsi qu’une Frise historique de la philosophie occidentale aux éditions JFD (2019). Il est titulaire d’une maîtrise en philosophie (1996) et a complété sa scolarité de doctorat à l’UdM (2000). Steeven Chapados, auteur, est sur Facebook. |