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Antoine Corriveau-Dussault, récipiendaire du Prix ACFAS Denise-Barbeau

Par Alain Lallier

Professeur de philosophie au Collège Lionel-Groulx, Antoine Corriveau-Dussault s’est vu décerner le Prix ACFAS Denise-Barbeau pour la recherche au collégial en 2020. Ce prix est décerné à un chercheur du réseau collégial pour souligner l’excellence et le rayonnement de ses travaux.

Si nous sommes maintenant habitués à entendre parler de la recherche pédagogique et technologique au collégial, la recherche philosophique et disciplinaire est moins connue. Pourtant, c’est bien un professeur en philosophique qui a remporté cette année le Prix ACFAS Denise-Barbeau.

Très fier de cette reconnaissance, Antoine Corriveau-Dussault estime que, si l’enseignement collégial a été fondé en s’intégrant à l’enseignement supérieur, la réalisation de sa mission passe aussi par la recherche disciplinaire. Après plus de dix ans d’enseignement au cégep, il constate une certaine prédominance des préoccupations pédagogiques. « En comparaison aux ressources dédiées à la pédagogie, la recherche disciplinaire fait figure de parent pauvre. C’est assurément une partie de la mission des cégeps qui n’est pas réalisée. Ma fierté, en gagnant ce prix, réside dans le fait d’être cité en exemple comme professeur performant dans le domaine de la recherche disciplinaire au collégial. Ce type de recherche rencontre plusieurs obstacles, inhérents à la nature actuelle de la tâche de professeur au Collégial. Entre autres, tant que l’on n’obtient pas sa permanence, on ne peut pas se consacrer à autre chose que l’enseignement. De nombreuses contingences empêchent les nouveaux professeurs de préserver leurs liens avec l’institution universitaire où ils ont complété leur maîtrise ou leur doctorat. Pour obtenir des subventions de recherche, il faut maintenant faire partie de groupes universitaires. Si j’ai réussi à faire des études doctorales et postdoctorales, c’est parce que j’ai eu l’occasion d’obtenir ma permanence trois ans après mon engagement et que j’ai obtenu une bourse pour compléter mon doctorat. Dès lors, j’ai eu accès à des congés sans solde, et ce, sans être pénalisé quant à ma priorité d’emploi », explique-t-il.

"En comparaison aux ressources dédiées à la pédagogie, la recherche disciplinaire fait figure de parent pauvre. C’est assurément une partie de la mission des cégeps qui n’est pas réalisée."

                                                 - Antoine Corriveau-Dussault

Philosophie de l’écologie et éthique de l’environnement
Antoine Corriveau-Dussault fait ses recherches dans des domaines méconnus de la philosophie, ceux de la philosophie de l’écologie, de l’éthique de l’environnement et de la philosophie de la médecine, des champs d’études s’inscrivant dans les champs plus larges de la philosophie des sciences et de l’éthique. « Au tournant des années 2000, on constate un intérêt grandissant pour toutes les questions entourant l’écologie. Par exemple, en quel sens peut-on dire qu’un écosystème est plus que la somme de ses parties; est-ce qu’un écosystème a une identité qui se maintient dans le temps ou est-ce un lieu de perpétuel changement ? Autant de questions classiques de la philosophie posées dans le cadre concret des sciences. »

Santé des écosystèmes
Pour Antoine Corriveau-Dussault, la question de la santé des écosystèmes fut un déclencheur de ses études doctorales. L’éthique de l’environnement s’intéresse à la question de savoir si l’éthique, qui a toujours été centrée sur l’être humain, peut et/ou doit être élargie à d’autres entités. « Serait-il possible que nous ayons des devoirs envers des entités qui n’ont pas d’états subjectifs, c’est-à-dire qui ne sont pas capables d’avoir conscience des situations qu’elles subissent ? On peut assez facilement comprendre l’idée, avancée en éthique animale, que nous avons des devoirs éthiques envers les animaux non-humains. Peu de gens nieraient le fait que les animaux peuvent souffrir et que souffrir est mauvais pour eux. Mais qu’en est-il des êtres non conscients : quelque chose peut-il être bon ou mauvais pour une plante elle-même, ou encore pour un écosystème même si, évidemment, ils ne peuvent faire consciemment l’expérience de ce qui leur arrive ? Dans le cas d’une espèce invasive, il semble intuitif de dire que si on la laisse se répandre dans l’écosystème, il va se détériorer. Mais lorsque nous disons cela, ce que nous disons peut-il prétendre être une vérité objective, basée d’une certaine manière sur l’écologie, ou exprimons-nous seulement une préférence personnelle ? Toute la question est de savoir s’il peut y avoir des critères objectifs quant à ce qui constitue une détérioration ou une restauration de l’écosystème.  »

"Mais qu’en est-il des êtres non conscients : quelque chose peut-il être bon ou mauvais pour une plante elle-même, ou encore pour un écosystème même si, évidemment, ils ne peuvent faire consciemment l’expérience de ce qui leur arrive ?"

                                         - Antoine Corriveau-Dussault

Un travail interdisciplinaire
Les recherches du lauréat s’inscrivent dans une dynamique multidisciplinaire. Il poursuit ses travaux au sein du Centre interuniversitaire de recherche sur la science et la technologie (CIRST) et du Centre de recherche en éthique (CRÉ).

« Lorsqu’on s’intéresse à l’éthique de l’environnement, explique-t-il, on se rend vite compte que l’on ne peut pas aborder ces questions sans être minimalement informé scientifiquement. Il faut développer une certaine connaissance de la science dont relève l’objet d’étude qui nous intéresse. Mon travail doit être multidisciplinaire afin que je puisse tisser des ponts entre les concepts philosophiques qui m’intéressent et leur applicabilité au monde écologique. Je dois posséder une bonne connaissance de l’écologie. Au début de mon doctorat, j’ai suivi des cours d’écologie, pour avoir les bases requises, et lu des articles pour comprendre les cadres théoriques. Par exemple, si en éthique de l’environnement nous parlons de l’équilibre des écosystèmes. Qu’est-ce que cela veut dire ? Il faut aller étudier l’écologie pour réaliser rapidement que c’est la tour de Babel : les écologues reconnaissent entre eux qu’il n’existe pas de consensus universel sur ce concept. L’interdisciplinarité peut alors aller dans l’autre direction, puisqu’un apport central de la philosophie à l’avancement des connaissances réside dans sa compétence à examiner les concepts et solutionner les enjeux conceptuels. Mon travail consiste alors en partie à me demander comment, en tant que philosophe, je peux contribuer à l’avancement de la science écologique, évidemment pas par un travail empirique — les philosophes ne sont pas formés pour ça —, mais par un travail conceptuel. Il faut qu’il y ait des passerelles théoriques et conceptuelles entre les deux disciplines. »

"Mon travail doit être multidisciplinaire afin que je puisse tisser des ponts entre les concepts philosophiques qui m’intéressent et leur applicabilité au monde écologique."

            - Antoine Corriveau-Dussault    

Un projet : créer une équipe de recherche collégiale
Antoine Corriveau-Dussault pilote un projet de création d’une équipe de recherche en éthique de l’environnement qui inclut quelques-uns de ses collègues du milieu collégial et des membres réguliers du CIRST. Un des objectifs de la demande de subvention consiste à financer des activités de formation en recherche pour les étudiantes et les étudiants du collégial. Ce projet est actuellement en attente de financement.

L’impact de ses travaux sur son enseignement
Le chercheur travaille également à faire des ponts entre ses recherches et son enseignement. Son cours sur l’être humain (102) privilégie l’angle de la relation entre l’être humain et son environnement. « Je tente de présenter un regard critique sur la philosophie classique de l’Occident en regard de l’environnement. Y a-t-il des ingrédients de cette philosophie qui ont pu jouer un rôle dans la mise en place d’un mode de vie humain ayant une relation pathologique avec l’environnement ? À titre d’exemple, la pensée dualiste — entre autres celle de Descartes — a-t-elle favorisé l’anthropocentrisme tacite dans lequel notre culture a baigné et qui considère que seuls les humains ont une valeur intrinsèque et que les autres êtres n’ont qu’une valeur instrumentale. Dans cette vision dualiste, l’être humain est fortement séparé de la nature. Ou encore, la conception individualiste de la société et l’idéologie de la croissance économique, associées à la conception libérale de l’être humain, sont-elles des entraves à la mise en place de modes de vie humaine plus écologiquement viables ? Ce regard critique sur les conceptions de l’être humain nous permet de nous demander si ces conceptions philosophiques auraient pu nous mener à la crise environnementale actuelle et si des alternatives philosophiques pourraient nous aider à en sortir. Peut-être faut-il changer des choses dans nos mentalités ? Par exemple, adopter des chartes des droits de la nature, comme l’ont fait certains pays d’Amérique latine, où la culture autochtone atténue peut-être la force du dualisme humains/nature. Notre arrière-plan philosophique façonne de manière concrète nos manières de vivre. Ces questions sont d’ailleurs au cœur des préoccupations des jeunes d’aujourd’hui. »