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Quand la classe se transporte sur les médias sociaux : de la dénonciation à l’autocensure, quelle posture adopter ?


Par Élise Prioleau
 

L’affaire Verushka Lieutenant-Duval, cette enseignante de l’Université d’Ottawa suspendue pour avoir prononcé le « mot en n » dans un cours, continue de polariser les opinions. D’un côté, on évoque le droit à la liberté d’expression dans la salle de classe. De l’autre, on fait valoir les préjudices psychologiques que peuvent subir certains étudiants dans le cadre d’un enseignement insensible aux traumas collectifs et individuels.

Comment aborder les sujets sensibles en classe? Les 21 et 22 janvier derniers, l’Institut de recherche sur l’intégration professionnelle des immigrants (IRIPI) organisait un colloque sur cet enjeu pédagogique. Un événement au cours duquel différents points de vue ont été entendus, afin d’entamer un débat constructif sur cette question sensible.

L’importance de la liberté de l’enseignement
La dénonciation d’enseignants sur les médias sociaux a suscité un climat de crainte dans la profession. Pour éviter les conflits ou l’intimidation sur les réseaux sociaux, certains enseignants pourraient choisir de s’autocensurer.

Marie-Josée Gaudreau, professeure de littérature au Cégep de Saint-Laurent.

« La censure n’est pas une voie à emprunter », a affirmé Marie-Josée Gaudreau, professeure de littérature au Cégep de Saint-Laurent. Ce serait faire erreur, soutient-elle que d’éviter les sujets sensibles. « Il ne faut pas condamner les étudiants à ignorer les sujets sociologiques délicats en les évitant. Notre mandat est de former des citoyens capables de porter un regard critique sur le monde. L’école est le lieu de la vie de l’esprit, le lieu où l’on peut douter. »

Les sujets sensibles ont toujours existé et ils évoluent au fil du temps, explique l’enseignante. « Dans les années 1990, le thème de l’homosexualité était un sujet très délicat. Dans mes groupes, à l’époque, certains étudiants ont été touchés à la lecture d’une œuvre littéraire dans laquelle un personnage était homosexuel », relate-t-elle. «Les sujets sensibles doivent continuer à être abordés. Tout est dans la manière de le faire, semble-t-il. »

 

« L’agression ne vient pas d’un choix d’un mot, mais de son utilisation »

- Marie-Josée Gaudreau, professeure de littérature au Cégep de Saint-Laurent

 

Pour cette enseignante, il est fondamental de continuer à faire confiance aux enseignants et à leur professionnalisme. « Jamais je n’enseignerais une œuvre qui peut être raciste, homophobe ou sexiste. Par contre, les œuvres littéraires présentent des situations délicates vécues par les protagonistes, sans pour autant soutenir les gestes inacceptables. L’agression ne vient pas d’un choix d’un mot, mais de son utilisation », nuance-t-elle, tout en affirmant l’importance d’entamer un dialogue avec les étudiants sur les sujets délicats abordés en classe.

Mathieu Poulin-Lamarre, professeur en anthropologie au Cégep de Sherbrooke

 

Une responsabilité éthique
Bien qu’un espace de liberté dans la classe doive être préservé, il est tout aussi important de ne pas se braquer contre les critiques des étudiants, pense Mathieu Poulin-Lamarre, professeur en anthropologie au Cégep de Sherbrooke. « Il importe de rester ouvert aux critiques concernant nos choix professionnels », considère-t-il. « La liberté académique a une contrepartie éthique, qui est celle de se préoccuper des étudiants et de leur cheminement, à travers la relation pédagogique et le dialogue. Il y a des principes éthiques à construire et à réfléchir collectivement. »

Pour Myriam Laabidi, professeure de sociologie au Cégep de Saint-Laurent, les problèmes éthiques peuvent être évités en allant à la rencontre des étudiants. « Il s’agit de faire de notre classe un lieu de bienveillance sécuritaire ­­», propose-t-elle. « Dans mes groupes, j’apprends à connaître mes élèves au début du cours. Je me renseigne sur leur origine ethnique, sur le pronom qu’ils souhaitent que j’utilise pour les nommer (il ou elle), je donne la parole aux personnes concernées par des sujets délicats et je fais lire aux étudiants des textes écrits par des auteurs d’origines culturelles diverses. »

Les enseignants auraient tout à gagner à faire le diagnostic de leur pratique pédagogique sur le plan de l’inclusion et de la diversité, selon l’enseignante. « Une personne racisée n’est pas monolithique. En revanche, ce qui est commun, ce sont plusieurs siècles de colonialisme, d’exploitation et de traumas qui font partie d’un passé douloureux. » Myriam Laabidi rappelle qu’il y a toujours dans la société une carence au niveau de la représentativité des minorités ethniques. « L’institution scolaire n’est pas exclue de ce problème », relève-t-elle.

 

«Je pense qu’il y a un changement de paradigme en éducation auquel on devrait réfléchir. Il est temps de questionner le rapport entre maître et élève.­»

- Jérôme Champagne, professeur en sciences politiques au Collège de Maisonneuve

Dialoguer pour unifier
Jérôme Champagne, professeur en sciences politiques au Collège de Maisonneuve, a travaillé en 2015 sur le dossier de la radicalisation des étudiants. « Le vrai problème auquel on doit faire face, au-delà de la question de la liberté académique, c’est la question de la polarisation sociale », affirme-t-il.

La polarisation sociale est la « séparation accrue des groupes constitutifs d’une société autour de différentes lignes de fractures : ethnique, linguistique, religieuse, idéologique, etc. Elle intensifie et accentue les différences entre les groupes, ce qui peut contribuer à la radicalisation. Elle augmente partout dans le monde, au détriment d’identités inclusives », selon la définition du chercheur.

« La prévention de la radicalisation passe notamment par la dépolarisation de l’espace social en favorisant le renforcement des solidarités et le développement d’une conscience complexe de l’autre et de soi », explique l’enseignant. Plus concrètement, le fait de permettre l’expression d’un discours ambivalent dans la classe pourrait prévenir les dérapages. Car « ce qui ne peut pas être dit en classe risque de se retrouver sur les médias sociaux », prévient-il.

D’où l’importance de créer des espaces de dialogue et d’ouverture pour débattre des questions polémiques ou émotives. « Les étudiants ont besoin des enseignants pour les aider à mettre en perspective ce qu’ils ont entendu ailleurs. Leur permettre de s’exprimer sur ces questions-là en classe, c’est une manière de prévenir la radicalisation. Cela permet d’ouvrir le dialogue social. »

En revanche, prévient-il, « si on envisage la salle de classe comme un espace de dialogue, on doit s’attendre à se faire répondre par les étudiants ». Pour prévenir toute situation explosive dans la classe, une des solutions est de « mentionner aux étudiants l’existence du débat social dans lequel s’inscrit notre enseignement afin d’indiquer que nous sommes conscients de la sensibilité du sujet », propose-t-il.

L’enseignement a toujours été un rapport de pouvoir implicite entre celui qui sait et celui qui apprend. En revanche, « c’est aussi un dialogue », fait valoir Jérôme Champagne. « Je pense qu’il y a un changement de paradigme en éducation auquel on devrait réfléchir. Il est temps de questionner le rapport entre maître et élève. En tant qu’enseignant, ma pratique m’a permis de transmettre, mais aussi d’évoluer dans ma conception de la société et au niveau de mes valeurs. »

Jérôme Champagne invite les enseignants à prendre un pas de recul, à réfléchir plutôt que de réagir et à rester nuancé. « En tant qu’enseignants, nous sommes dans une position sociale privilégiée. Nous avons la responsabilité de contribuer à dépolariser le débat social », conclut Jérôme Champagne.






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