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La philosophie, pour quoi faire?

Ou la fois où j’ai dit la vérité à propos de la philosophie

Par Véronique Grenier

« La philosophie, pour quoi faire? » est une question à laquelle j’ai répondu si souvent dans les dernières années, que ce soit dans des articles ou à la radio. Chaque fois, j’ai offert une réponse qui ressemble à ce que je dis à mes élèves, cours après cours, session après session depuis quinze ans : pour mieux argumenter; savoir questionner et problématiser le monde qui nous entoure; développer les outils de la pensée critique et les appliquer, entre autres, à toutes les informations auxquelles nous sommes exposé.es; réfléchir à nos croyances et à la portée de nos actions; tenter d’agir au mieux.

Avec ces réponses, qui ne sont pas fausses, ce que je cherche à faire en les énonçant et ce que plusieurs personnes qui aiment la philosophie, enseignent la philosophie et étudient la philosophie cherchent aussi à faire en y répondant similairement, c’est de montrer qu’elle est utile et que nous en avons besoin. Nous vivons avec cette pression constante de devoir la défendre, la présenter comme étant nécessaire et surtout, accessible. On souhaite la rendre attrayante, en faire une boule disco, tant pour espérer susciter l’envie à d’autres de l’embrasser que pour faire taire ses détracteurs et empêcher sa disparation des cursus scolaires et de l’espace médiatique.

Mais je suis un peu lasse de ce jeu, fatikée même de me sentir obligée d’y jouer parce que je ne sais pas si c’est rendre service à ma discipline que de la présenter uniquement sous cet angle. Aujourd’hui, j’ai vraiment le goût de révéler ma « vraie » réponse à cette question, celle qui se cache derrière toutes les autres et les alimente :

on doit faire de la philosophie parce qu’elle est demandante, exigeante.

L’expérience philosophique (lire les philosophes et les philosophesses, se battre avec leurs idées afin de les comprendre pour ensuite les laisser s’entrechoquer avec les nôtres, évaluer nos postures et accepter de les abandonner ou de les nuancer; débattre; chercher à clarifier des notions et à les conceptualiser le plus justement possible; questionner sans nécessairement trouver de quoi satisfaire ses interrogations, voire être aux prises avec juste davantage de questions) est difficile. On y est sans cesse éprouvé, ébranlé. On s’y perd, parfois on en manque de souffle et le vertige n’est jamais bien loin. C’est sans parler du fait qu’il arrive souvent de se cogner aux limites de ses capacités intellectuelles: il y a des raisonnements, des théories et des concepts qui nous échappent, qu’on ne peut comprendre ou qu’avec peine, malgré toute la bonne volonté du monde.

Dans Le mythe de Sisyphe (Folio), Camus dit la chose suivante : « [commencer] à penser, c’est commencer d’être miné1. » Je n’ai encore rien trouvé qui accote cette citation pour parler de cet effet si important, même si tellement ravageur, de la philosophie. Et c’est pour cela que je l’aime.

En m’y aventurant et en m’y mesurant, j’ai appris à lutter avec et contre mes croyances et opinions, à les défaire pour les reconstruire et à accepter de nouvelles joutes lorsque le besoin se présente; à accepter que je puisse me tromper et que ce n’est pas grave parce que ça signifie que j’ai laissé tomber du moins vrai pour du plus vrai; à tolérer l’inconfort et l’incertitude, ce qui permet de composer plus facilement avec la complexité des situations et la multitude d’opinions en présence; à chercher des justifications pour mes actions qui ne soient pas que des manières d’atténuer la dissonance cognitive qui m’habite; à assouplir mon esprit en me permettant de naviguer d’un cadre théorique à un autre, d’un penseur ou une penseuse à un ou une autre en cherchant à voir leurs forces et leurs défis respectifs de même que les liens qui les unissent et ce qui les distancie.

Avec ses exigences et les efforts qu’elle oblige, la philosophie m’a façonnée en me permettant de me maintenir dans une posture d’humilité (devant tout ce que je ne peux comprendre et saisir et tout ce qu’il y a à comprendre et à saisir) qui vient avec beaucoup de curiosité, un plaisir à jouer avec les idées (ou celui-ci énoncé par bell hooks « [être] changée par des idées était un plaisir absolu2 ») et un vouloir certain de dépasser les limites ressenties, de parvenir à mieux comprendre, mieux penser, mieux voir le monde dans lequel nous sommes, mieux en discuter, éventuellement mieux l’habiter.

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Bien que ce soit une pratique en partie solitaire, philosopher est aussi une manière de tisser des liens entre les individus. Pas seulement grâce à sa nature dialogique, mais aussi parce que c’est une manière de développer une « empathie aux idées d’autrui ». À force de s’installer dans la tête des philosophes et des philosophesses, on peut parvenir à faire de même avec les opinions et les croyances de nos proches et celles qui nous sont plus loin. Concrètement, ça veut dire tenter de les saisir, ne pas les caricaturer, trouver les points de jonction et ceux qui peuvent porter à discussion3. Ce n’est pas de tout accepter et de ne pas juger, mais bien de voir comment on peut en parler et aspirer à des conversations fécondes lors desquelles tout un chacun peut se sentir vu, entendu, considéré. Compris. En ce sens, l’exercice de la philosophie est peut-être un remède à la polarisation des idées.

J’aurais aussi envie de dire qu’il pourrait être un remède, parmi d’autres, aux enjeux d’attention qui sont un des défis de notre époque. Si la philosophie est difficile et demandante, c’est notamment parce qu’elle requiert du temps (celui de s’arrêter pour lire, mettre des idées sur le papier [ou à l’écran], réfléchir) et un certain silence (pour s’entendre et converser avec soi-même). Penser, c’est accorder son attention de manière soutenue à des objets abstraits, ne pas en perdre le fil si on veut le tisser serré à ce qui le précède et le suit (jeu de mots facile, je sais). S’astreindre à philosopher, en faire un moment quotidien durant lequel on dirige et ramène notre attention à des idées ou à des textes me paraît une piste à suivre pour donner davantage de profondeur à ce qui se déploie dans notre tête et regagner ce qu’on perd sans trop en prendre la mesure, la liberté de déterminer consciemment à qui et à quoi je donne mon énergie cognitive.

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Il paraît que notre cerveau préfère la facilité et ce qui est confortable, entre autres parce que c’est moins énergivore. Il travaille fort pour que nous ayons plus ou moins le goût de réfléchir « pour de vrai » et que ce soit associé à une activité à privilégier. Je dirais que ça vaut la peine de lui permettre d’élargir sa définition de l’agrément et de se jeter corps, cœur et tête sur le territoire de la philosophie pour s’y faire brasser, mais aussi pour éprouver la joie de se savoir plus capable qu’on le pense.

Véronique Grenier
Véronique Grenier enseigne la philosophie au collégial. Elle est l’autrice du récit Hiroshimoi, des recueils de poésie Chenous et Carnet de parc aux Éditions de Ta Mère et de Colle-moi à la courte échelle, et de l’essai À boutte : Une exploration de nos fatigues ordinaires chez Atelier 10. Elle a aussi collaboré à plusieurs revues et collectifs. Il lui arrive de parler à la radio et de donner des conférences.

Photo : © Justine Latour

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1. CAMUS, Albert. Le mythe de Sisyphe, coll. « Folio/essais », n° 11, Paris, Gallimard, 1942, p. 19.
2. HOOKS, bell. Apprendre à transgresser : L’éducation comme pratique de la liberté, Paris, Éditions Syllepse/Saint-Joseph-du-Lac, M Éditeur, 2019, p. 9.
3. POPOVA, Maria. “How to Criticize with Kindness: Philosopher Daniel Dennett on the Four Steps to Arguing Intelligently”, The Marginalian, [s.d.],
[https://www.themarginalian.org/2014/03/28/daniel-dennett-rapoport-rules-criticism/].

Source: Les libraires

12 0ctobre 2024 - Les libraires