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Concours Philosopher

Le wokisme ne peut faire fi du pluralisme critique

Dans la rubrique Le Devoir de philo, nous publions annuellement une version abrégée du texte gagnant du concours Philosopher, qui se tient dans le réseau collégial. Pour l’édition de 2022, la question était : L’avenir est-il woke ?

Texte de Reda Hessi

Étudiant au collège Jean-de-Brébeuf

Le Devoir 14 janvier 2023 Idées

« Stay woke », avertit le chanteur américain Lead Belly en 1938 dans sa chanson Scottsboro Boys, dénonçant le traitement injuste du groupe éponyme de jeunes Afro-Américains accusés de viol. « Stay woke », clame Martin Luther King dans son discours à l’Université Oberlin en Ohio en 1965. « Stay woke », tweete Erykah Badu en 2012 en soutien aux rockeuses féministes de Pussy Riot. Un siècle plus tard, le mot woke, né du combat afro-américain pour l’égalité, est devenu un concept médiatique incontournable.

À son égard, les perspectives divergent. Pour une branche de la gauche, c’est une perspective essentielle à tout citoyen critique. Pour plusieurs à droite, c’est un terme accusatoire utilisé envers tout progressiste soupçonné de souscrire à un naïf puritanisme moral. Si la mouvance woke désigne à l’origine selon Michael Behrent « un positionnement sur la question raciale », il est plus pertinent de la définir de nos jours comme une prise de conscience des injustices inhérentes aux structures sociales. Elle repose sur une conception intersectionnelle de l’identité, selon laquelle les rapports d’oppression historiques liés à l’ethnicité, la religion, l’identité de genre et la sexualité définissent l’expérience de l’individu.

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Ce texte fait partie de notre section Perpectives.

Par sa conscience d’injustices historiques bien réelles, le wokisme semble permettre de déconstruire les rapports de pouvoir et d’arriver à une société plus égalitaire. Néanmoins, comme l’affirment plusieurs détracteurs du mouvement, on risque de réprimer certaines identités traditionnelles homogénéisées à tort ou de museler la liberté de pensée et d’expression de groupes jugés privilégiés. Doit-on alors laisser les conceptions morales et identitaires associées à cette mouvance que l’on nomme le wokisme diriger les débats sociaux dans le but de créer une meilleure société ?

De prime abord, on s’aperçoit qu’une application draconienne de la pensée woke mène à la transgression de ses propres principes. Être woke implique nécessairement de tenir un discours qui déroge aux attentes sociales. En effet, pour déconstruire la société jusqu’à ses postulats les plus profonds et dépasser ses présupposés, on ne peut se plier aux codes de moralité définis par cette dernière. Par exemple, Simone de Beauvoir n’aurait pu critiquer l’aliénation féminine dans Le deuxième sexe sans transcender le sexisme qui prévalait alors. Toutefois, les politiques identitaires peuvent mener à un moralisme empêchant la critique des idées woke, comme en accusant à tort un discours d’être discriminatoire. Patrick Moreau, professeur de littérature, évoque le fait qu’on ne peut débattre de l’impropriété linguistique du terme « survivante » sans risquer d’être accusé de soutenir la « culture du viol ». Le réveil de ce sommeil dogmatique se solderait donc par un autre sommeil si les principes woke ne pouvaient être remis en question. Le rapport dominé-dominant aura été inversé sans progrès : l’oppression aura seulement changé de victime. L’iségorie, c’est-à-dire l’égalité de parole entre les citoyens, ne pourrait donc être abandonnée sans répéter les torts du passé.

Orthodoxie atrophiante

John Stuart Mill défend une telle liberté d’expression dans De la liberté, car d’une perspective utilitariste, l’imposition d’une orthodoxie idéologique atrophierait la discussion. En effet, censurer une idée parce qu’elle est contraire au Zeitgeist, à l’esprit du temps, risque d’éliminer soit une pensée vraie potentiellement féconde dans l’optique d’une société plus juste, soit une opinion partiellement correcte qui aurait pu, par dialectique, dévoiler les failles de raisonnements tenus pour acquis. En outre, les idées en place perdent leur valeur sans liberté d’expression, puisque « le dogme deviendra une simple profession formelle, inefficace au bien […] empêchant la naissance de toute conviction authentique et sincère fondée sur la raison ou l’expérience personnelle ». Cela dit, la liberté a ses limites : on peut mettre de côté une idée sans complètement la censurer. Ainsi, il est légitime de retirer à quelqu’un le privilège d’user d’une plateforme de diffusion tout en respectant sa liberté, puisque la liberté de l’individu peut être brimée si ce dernier en use pour porter préjudice à autrui.

 

John Stuart Mill défend une telle liberté d’expression dans De la liberté, car d’une perspective utilitariste, l’imposition d’une orthodoxie idéologique atrophierait la discussion. En effet, censurer une idée parce qu’elle est contraire au Zeitgeist, à l’esprit du temps, risque d’éliminer soit une pensée vraie potentiellement féconde dans l’optique d’une société plus juste, soit une opinion partiellement correcte qui aurait pu, par dialectique, dévoiler les failles de raisonnements tenus pour acquis. En outre, les idées en place perdent leur valeur sans liberté d’expression, puisque « le dogme deviendra une simple profession formelle, inefficace au bien […] empêchant la naissance de toute conviction authentique et sincère fondée sur la raison ou l’expérience personnelle ». Cela dit, la liberté a ses limites : on peut mettre de côté une idée sans complètement la censurer. Ainsi, il est légitime de retirer à quelqu’un le privilège d’user d’une plateforme de diffusion tout en respectant sa liberté, puisque la liberté de l’individu peut être brimée si ce dernier en use pour porter préjudice à autrui.

 

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14 janvier 2023