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Hors-piste - Réflexion pédagogique sur l’enseignement de la philosophie

Par Pascal Ouellet et Charles Boissonneault, professeurs de philosophie au Cégep de Lévis-Lauzon

Origines du cours

On ne peut affirmer sans sourciller légèrement que la philosophie est la discipline la plus populaire auprès de la population étudiante. Bien que son enseignement soit de plus en plus pertinent pour réfléchir et comprendre les enjeux actuels, nous faisons encore face à certains défis lorsque vient le temps de l’enseigner.

Deux écueils majeurs, en grande partie liés à la réalité académique, nous préoccupent. Le premier demeure la difficulté d’inscrire la théorie dans une expérience concrète. Il est difficile d’amener l’étudiant et l'étudiante à faire le pont entre la théorie et la pratique, car plusieurs concepts et idées abstraites ne peuvent être expérimentés en classe. Nous remarquons de plus que certains.es étudiants.es n’ont peut-être pas le bagage « expérientiel » requis pour y arriver. Il  nous faut régulièrement leur fournir des exemples parfois personnels lorsqu’il s’agit d’enjeux existentiels.

Le deuxième écueil est le manque de temps que demande une réflexion complexe et fine, surtout lorsqu’elle vise l’introspection et la connaissance de soi. Or, les horaires chargés, les exigences combinées de chacun des cours suivis, le laps de temps entre chacun des cours (etc.), ne semblent pas favoriser cet exercice. C’est sans compter la rapidité avec laquelle notre monde évolue et les nécessaires adaptations qu’il nous impose. C’est à ces deux problèmes que le cours Hors-piste s’attarde.

Une nécessité d’ancrage

Pour nous, la philosophie doit s’ancrer directement dans nos vies et nos vies, dans la philosophie. Nous pourrions résumer cette posture en disant que nous avons un rapport existentiel à la philosophie. Elle s’incarne dans notre quotidien et se manifeste dans toutes les sphères de notre existence. Pour nous, les grandes questions naissent généralement de l’angoisse, d’un besoin d’expliquer l’étrangeté du décalage entre nous et le monde. Et c’est dans la nature que ce décalage s’exprime le mieux, que la réflexion peut prendre place, bien plus que dans une salle de classe. Nous pourrions résumer, par cette citation de Camus, qui a donné l’impulsion au cours :

« Il arrive que les décors s'écroulent. Lever, tramway, quatre heures de bureau ou d'usine, repas, tramway, quatre heures de travail, repas, sommeil et lundi mardi mercredi jeudi vendredi et samedi sur le même rythme, cette route se suit aisément la plupart du temps. Un jour seulement, le « pourquoi » s'élève et tout commence dans cette lassitude teintée d'écœurement » Albert Camus

L’être humain est aliéné par une structure (socio-économique) qui impose son rythme à ses institutions et l’enferme dans une quotidienneté stérile. Ce qui cause une perte d’autonomie, une perte de soi, du pouvoir d’agir et de penser librement.

Compétence et contenu

Le cours est un cours de formation générale complémentaire, qui répond à l’énoncé de compétence : « traiter d’une problématique contemporaine »

Le cours se divise en deux volets. Premièrement un volet « théorique » d’une durée de 24 heures en classe : diverses activités d’apprentissage y sont déployées (cours magistraux, lectures, analyse de textes, plénières, débats, etc.). L’étudiant doit, dans un premier temps, justifier l’importance de la réflexion sur la condition de l’homme moderne à travers le regard critique d’intellectuels de diverses disciplines (philosophes, cinéastes, écrivains, économistes, artistes, politicologues, etc.). Pour ce faire, nous voyons les théories d’auteurs comme Marx, Nietzsche, Adorno, Rousseau, Thoreau ou Diogène. Pour compléter le volet théorique, il doit aussi décrire certains modes de vie alternatifs dans le but de mettre au jour, dans un travail long, des solutions potentielles concernant le problème soulevé.

Ensuite, et c’est selon nous l’intérêt principal du cours, il y a un volet « pratique » d’un total de 21 heures qui prend la forme d’une sortie pédagogique obligatoire durant une fin de semaine dans le bois lors de laquelle l’étudiant.e vivra avec le strict minimum.

Deux accompagnateurs ont la responsabilité de s’assurer de la préparation, de la sécurité des étudiants et du bon déroulement de cette activité. De plus, des invités spéciaux y sont conviés dans le but de discuter des sujets soulevés tout au long du cours et d’orienter des exercices pratiques reliés à ces thèmes.

Réfléchir et appliquer

C’est ce deuxième volet qui nous donne la chance de prendre le temps à la fois de réfléchir « hors du monde et des structures », de mettre en application un mode de vie différent et une nouvelle façon d’aborder la réflexion philosophique. En fournissant à l’étudiant un lieu pour penser, nous leur permettons de comprendre toute la portée pratique de la philosophie. C’est en ce sens que le cours innove. La théorie vue en classe se  confronte ainsi  au réel et acquiert tout son sens et sa valeur.

Pour illustrer notre propos, voici quelques témoignages d’étudiant.es qui ont participé au cours. Ils expriment bien la portée que peut avoir notre approche pédagogique :

• « J’aurais beaucoup d’autres choses à dire, mais je ne veux pas te faire corriger indéfiniment et je viens d’atteindre la limite de mots. Aussi, je viens de relire mon texte et c’est très lourd, alors je vais arrêter ici. Mon cerveau va rarement dans le positif quand je le laisse aller sans contraintes. Donc merci pour la thérapie gratuite, mais surtout merci pour la session. Tu m’as ouvert les yeux sur beaucoup de choses et je t’en remercie ».

• « Alors, je me suis demandé comment ceux-ci [les oiseaux] s’appliquent à voler entre eux et à quel point leur chant est apaisant. Par la suite, puisqu’il était midi, le clocher de l’église s’est mis à sonner et je me suis mis à penser à la mort et à quel point je ne suis pas prête à laisser partir mes proches ».

• « Je ne crois pas que si je n’avais pas fait cette activité de réflexion dans le bois sans distraction, j’aurais été capable de faire une auto-évaluation de la sorte. Le fait que je sois un peu coupé du monde extérieur, seul avec moi-même, m’a donné la possibilité de penser à ma vie et de penser profondément ».

Alternance théorie pratique

L’alternance entre la réflexion théorique et l’expérience pratique se révèle un atout majeur pour l’enseignement de la philosophie. Plusieurs étudiants ont mieux compris les critiques de Marx, la nécessité de la réflexion sur la mort, sur le temps, la critique du néolibéralisme ou l’expérience de l’absurde de Camus. Simplement parce qu’en vivant à l’extérieur de leurs quotidiennetés et de leurs structures, les idées prenaient sens et pouvaient s’inscrire de façon concrète dans leurs vies. Nous faisons le pari que souvent le désintérêt des étudiants envers la philosophie ne vient pas de la philosophie, mais plutôt des exigences qu’imposent les institutions scolaires elles-mêmes malmenées par notre réalité fortement marqué par les valeurs et intérêts économiques.
 






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