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Ainsi, il y aurait d'autres "Julien" ? Une suite à l'hypothèse d'une traversée narcissique chez certains enseignants.

Mon précédent billet, publié le 27 février dernier, aura manifestement touché une corde sensible. Depuis sa parution[1],  j’ai reçu plusieurs courriels de cadres de cégeps. Et ceux-ci en rajoutent : il semblerait qu'il y a des "Julien", des « Jean-François », dans plusieurs autres collèges.

Pour caractériser cette attitude

Comme moi, les cadres (et cadres retraités) qui m’ont écrit dénoncent cette attitude de «je-suis-sur-mon-piédestal-et-essayez-de-m’y-rejoindre-si-vous-le-pouvez», la qualifiant de condescendante, voire de méprisante. Une attitude que nous pourrions peut-être associer à du narcissisme (voir mon billet précédent) ou à une conception élitiste de leur discipline. Une attitude qui a peut-être toujours sévi, en éducation comme dans d’autres domaines du travail, mais dont on se désole qu’elle existe encore même chez de jeunes profs!

Il est frustrant et choquant d’assister, impuissant, à des fermetures de carrière juste parce que tel ou tel étudiant était « tombé sur ce prof-là », faisant chuter sa cote R sous les minimums requis pour certains programmes universitaires.

Ainsi donc, selon mes lecteurs, il n’y a pas qu’en sciences de la nature que l’attitude de « Julien » se manifeste. Je disais plus haut qu’on en a rajouté. Voyons quelques cas que vous, lecteurs, m’avez transmis récemment :

  • En techniques administratives, certains enseignants trouvent normal qu’il y ait des taux d’échecs élevés en comptabilité. Plutôt que de se remettre en question ou de se mettre en mode solution, ces enseignants trouvent la situation normale et attribuent les échecs à des étudiants paresseux ou à des étudiants plus faibles provenant du secondaire et qu’un « écrémage » est normal et même souhaitable.
  • En philosophie, cet enseignant qui a réussi «l’exploit» de faire échouer TOUS les étudiants d’un de ses groupes du premier cours de philo (les résultats de ses autres groupes étaient à peine meilleurs). Convoqué par  le directeur des études qui cherchait à comprendre ce qui avait pu se passer, l’explication de l’enseignant tenait en peu de mots: « Vous acceptez n’importe qui ici, ces élèves ne sont pas capables de suivre mes cours, je n’ai rien à me reprocher et je ne changerai sûrement pas quoi que ce soit à ma façon d’enseigner! ».
  • Et, avec l’évolution des caractéristiques des étudiants admis dans les collèges, on assisterait ici et là à des manifestations nouvelles de rejet.  À témoin, ce comité de direction qui est présentement aux prises avec un enseignant qui ne comprend pas ce qu’un jeune ayant une dysorthographie ou une dyslexie fait au collège, et plus particulièrement, dans son cours!!!

 

Culture départementale et insertion professionnelle des nouveaux enseignants

Dans certains départements, il y a une culture de l’élitisme où l’on valorise le prestige de la discipline. On veut montrer qu’une discipline n’est pas accessible à tous.

Je connais des collèges où l’équipe de direction des études tente vainement, malgré des années d’effort, de faire franchir à « ces » profs (les « Julien » de mon histoire) les étapes de la traversée narcissique, passant d’une conscience de soi vers une conscience de l’autre.

Les profs de cette attitude restent bien campés sur leurs certitudes et leur a priori, méprisant d’ailleurs leurs collègues qui n’adoptent pas leur philosophie, accusant même ces derniers de saper la renommée du collège. Dans leur département ou dans le comité de programme, ils prennent parfois beaucoup de place et exercent une influence contaminante auprès de collègues, surtout les jeunes. Désespéré, un cadre m’écrivait « Nous avons parfois l’impression que la crise professionnelle[2] arrive lentement ».

Au risque de tirer une fausse inférence, ces témoignages de mes lecteurs me donnent à penser que, à l’instar du vrai Jean-François et du vrai Julien, l’attitude que je dénonce se manifesterait surtout chez de jeunes professionnels[3]. Est-ce vrai? Une minorité, certainement, mais bien présente par ses effets, ses dommages. Comme quelques-uns de mes lecteurs, je pense que la traversée narcissique est parfois bien longue à aboutir.

Pour un regard plus large sur la réussite des étudiants

Dans un article tout récent dans la revue Pédagogie collégiale, Stéphanie Carle (2017[4]) dresse un excellent portrait des multiples dimensions du concept de réussite des étudiants. Mais elle nous prévient que la cohabitation de concepts « enchevêtrés » peut générer un flou qui, ultimement,  « pourrait provoquer une déresponsabilisation des professeurs eu égard aux actions à entreprendre … ». Elle évoque les croyances qui nourrissent « une attitude culturelle particulière envers la réussite ». Parmi ces croyances, certains enseignants pensent que, pour réussir, il faut avoir de la chance ou un don. Ou qu’il est impératif de « travailler fort » :

« Imaginons un professeur qui pense faire un excellent travail parce que le quart de sa classe échoue, croyant que cela est un effet positif de sa rigueur ou de sa discipline. […] Il s’agit là de conceptions qui mettent en péril la réussite scolaire de certains étudiants qui […] auraient pourtant réalisé les apprentissages prévus» (Carle, 2017, page 35)

Les activités du Carrefour de la réussite illustrent et encouragent l’immense créativité et la bonne foi de tous les acteurs du réseau qui mettent la réussite des étudiants au centre de leurs préoccupations. Quand on parle d'aide à la réussite, on visualise souvent les "centres d'aide ", les formules de mentorat, l’accompagnement, etc. Mais je ne pense pas me tromper en croyant qu’aucune mesure d’aide à la réussite, dans aucun collège, ne porte sur les attitudes de ces jeunes profs, peut-être narcissiques, mais assurément bien campés sur une perception de leur tâche qui relève de l’élite, du mérite, du talent étudiant, et qui exclurait à priori une posture de bienveillance envers l’étudiant qui a besoin du prof pour réussir.

Mais que faire avec ces attitudes, alors? Qu’on affirme fièrement qu’on a des standards élevés et qu’il ne saurait être question de baisser ces standards, c’est justifié. Nous serons tous en accord avec cela. La rigueur, en enseignement supérieur, est toujours requise.

Qu’un prof se drape de rigueur, du haut de sa spécialité disciplinaire, ne suffit pas à en faire un enseignant de collège. Il lui faut aussi conjuguer sa compétence disciplinaire avec une conscience du besoin de l’étudiant. La relation pédagogique entre un enseignant et son étudiant est une relation personnelle, intentionnelle, nécessairement bienveillante et axée sur l’apprentissage. Tous peuvent apprendre s’ils le veulent, mais à la condition qu’on les aide. Rien ne justifie qu’un enseignant refuse d’aider à apprendre.

Cela nous ramène à revoir ce que nous incluons quand on pense aux mesures d’aide à la réussite. Avoir une politique d’aide à la réussite qui ne prend pas en compte les attitudes de certains profs, c’est comme vouloir éteindre un incendie en n’arrosant que la façade de la maison.

Qu’en pensez-vous?

 

Rédacteur : Robert Howe, consultant en pédagogie de l'enseignement supérieur, spécialiste en évaluation.

Tout commentaire ou suggestion de votre part sera bienvenu. Vous pouvez adresser vos commentaires à howerobert@sympatico.ca

 



[2] Revoir les étapes de cette transformation professionnelle, proposées par Condamin, dans : Condamin, Andrée. La traversée du miroir, ou Retrouver un sens à l’enseignement après une crise professionnelle. Association québécoise de pédagogie collégiale AQPC.  Actes du 18ième colloque annuel. 6 pages. Disponible en ligne sur http://www.cdc.qc.ca/actes_aqpc/1998/condamin_9a22_9b42_actes_aqpc_1998.pdf

 

[3] Puisqu’on a affaire ici à l’humain, ce genre d’attitude se trouve ailleurs, dans d’autres milieux.  Un ami médecin, directeur d’un groupe de médecine familiale, a lui aussi réagi à mon billet. Il nous dit qu’en médecine également, ils ont des Julien et des Jean-François, surtout, semble-t-il chez certains jeunes médecins. La trentaine, gonflés à bloc, individualistes, créant la zizanie dans l’équipe.

[4] CARLE, S. et collab. « Voir autrement la réussite des étudiants au collégial ». Pédagogie collégiale. Vol 30, no 3, Printemps 2017. P. 34-43. [http://aqpc.qc.ca/revue/article/voir-autrement-reussite-des-etudiants-au-collegial ]

 






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