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La traversée narcissique chez certains enseignants

Je m’inquiète d’un de mes étudiants. Un jeune homme brillant, pétillant, d’une intelligence vive et … expressive. Mais, conscient de son intelligence, il est impatient, insolent, presque impoli, intolérant de l’ordinaire. Dans ses travaux en équipe et dans les exercices en classe, il ne s’associait qu’avec des semblables, dans les mêmes spécialités disciplinaires.

Ce qui me préoccupe, lorsque je pense à Jean-François[i], c’est qu’il veut être prof de chimie dans un collège. Dès qu’il aura terminé son doctorat, il postulera comme prof de sciences de la nature. Je n’ai pas peur pour lui, mais j’ai un peu peur pour ses étudiants. Avec sa superbe, sa condescendance, comment va-t-il réellement « s’asseoir avec » ses étudiants « ordinaires » pour les aider à réussir leur cours? Aura-t-il la patience, la bienveillance suffisante pour faire vraiment de l’évaluation formative en cours de route? Pourra-t-il « aider » à réussir ou sera-t-il du genre à rester sur son piédestal disciplinaire et à « trier » ses étudiants selon qu’ils seront comme lui, de brillants universitaires, ou comme tant d’autres, des étudiants ordinaires qui ne comprennent pas tout seuls et qui ont besoin du prof pour réussir? Je m’inquiète pour ses étudiants.

Jean-François n’est pas seul. Dans une récente journée pédagogique portant sur la réussite scolaire, une collègue et moi animions une réflexion dont un thème traitait des rêves de nos étudiants de cégep. À 17 ans, nos jeunes cégépiens arrivent du secondaire avec des rêves. En sciences de la nature, certains rêvent d’aller à l’école Polytechnique, certains rêvent d’aller en médecine, etc. Alors, demandions-nous à l’assemblée des profs du département, pourquoi ne pas les aider à réaliser leur rêve? Pourquoi le taux de réussite dans certains cours n’est-il pas plus élevé? Pourquoi tant d’échecs, alors que vos étudiants ont une MGS[ii] élevée et ont été admis avec un dossier scolaire fort?

À ma grande stupeur, un jeune prof de physique, Julien, s’est levé et nous a tenu un discours équivalent à ceci :

« Comme profs de sciences, nous avons des standards très élevés et il n’est pas question que nous acceptions de baisser nos standards de qualité, de niveler par le bas afin de faire monter les statistiques de réussite, juste pour bien paraître dans les rapports annuels. Si nos étudiants ont des rêves irréalistes, pourquoi leur faire perdre leur temps  sur deux ou trois sessions, jusqu’à ce qu’ils découvrent par eux-mêmes qu’ils ne sont pas faits pour la médecine ou pour Polytechnique? Nous leur rendons service en leur montrant dès leur première session que leur rêve est irréaliste ».

Inutile de dire que nous étions soufflés. En entendant cette déclaration de Julien et en constatant plusieurs signes manifestes d’approbation dans la salle, j’étais ahuri. Aider les étudiants à apprendre, ce serait baisser les standards? Quels standards? Et qui lui aurait donné le mandat de filtrer les étudiants afin que seuls les plus doués réussissent le programme? L’arrogance de Julien, sa suffisance et son insensibilité au discours sur l’aide à la réussite tient, je crois, à ses croyances, à sa perception quant à son rôle comme prof. Il y a deux ans, dans un billet de cette même série, quoique dans un autre contexte[iii],  j’avais fait allusion à ces profs qui se croient mandatés de s’assurer que les étudiants qui allaient être admis à l’université soient ceux qui le méritent et sont les plus forts. En éducation physique, j’ai vu les mêmes attitudes chez des profs qui n’enseignaient qu’en vue de l’excellence sportive. Là aussi, dans ce département, nous constations les mêmes déchirements entre les profs qui ont des conceptions très différentes de leur rôle auprès des étudiants.

Comment passe-t-on d’une posture de magister, gardien de standards élevés et d’exigences dignes de l’élite vers une posture d’aide à la réussite?

Il y aura bientôt vingt ans, Andrée Condamin[iv] avait observé que plusieurs professeurs, à un moment de leur carrière, traversent une crise professionnelle. Selon elle, cette crise se caractérise, entre autres, par un passage d’une posture narcissique vers une construction d’un espace relationnel. Cette traversée narcissique[v] se ferait en trois étapes :

1)    Dans l’étape de l’illusion narcissique, l’étudiant est perçu comme un miroir du prof. Selon Condamin, « l’enseignant souhaite se contempler à travers le miroir de la classe où il désire trouver un séduisant reflet de lui-même », disant à l’étudiant quelque chose comme « Revoie par ce miroir l’image que je te donne de moi [vi]».

2)    Dans la seconde phase de la traversée du miroir, Condamin a observé des malaises qui apparaissent chez le prof narcissique. La peur de ne pas être un prof parfait avec des étudiants parfaits aura généré des efforts démesurés qui deviennent insoutenables. Le déni, la fuite en avant, les mesures dilatoires, toutes sortes de moyens sont mis en œuvre pour soulager le malaise. Cela pourrait-il inclure des épisodes de rejet de l’étudiant qui ne correspondrait pas à l’image qu’on se donne de soi-même?

3)    Lorsque le miroir se fêle, lorsque l’apaisement se profile, l’enseignant découvre peu à peu un nouveau rapport aux autres. Condamin décrit ainsi ce changement : « La recherche d’une relation parfaite, de type narcissique, fait place à la recherche de rapports véritables, avec leurs moments de plaisirs partagés, mais aussi de difficultés ». Désormais, et c’est là le plus beau cadeau que nous fait Andrée Condamin, « l’enseignement est vu comme étant l’occasion d’un double développement, tant celui de l’enseignant que celui de l’étudiant, la matière enseignée étant seulement l’occasion de ce développement et non une fin en soi ».

Cette traversée narcissique, c’est un passage d’une conscience de soi vers une conscience de l’autre. Au-delà des nécessaires compétences dans la discipline enseignée, certains se donnent le rôle de gardien d’un standard d’excellence dont la définition relève d’une perception à la fois personnelle et partagée par un groupe. Ce ne sont pas tous les enseignants qui commencent leur carrière dans une posture narcissique, heureusement. Julien et bientôt Jean-François auront un début de carrière influencé par leur croyance d’appartenir à l’élite de leur discipline et d’enseigner dans un programme réservé à une élite. L’étude de Condamin donne à penser que, tôt ou tard, ces profs traverseront peut-être une crise professionnelle qui les amènera, sans délaisser l’excellence disciplinaire, à une posture relationnelle, un rapport aux étudiants, une attitude similaire à celle du caring, typique des pédagogues matures. Julien et Jean-François n’en sont pas encore à approcher tous leurs étudiants dans la bienveillance. Ils en sont encore à approcher leur discipline dans la bienveillance. Ils changeront, lentement. D’ici là, bien des rêves de jeunes cégépiens seront sacrifiés à ce narcissisme provisoire.

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Rédacteur : Robert Howe, consultant en pédagogie de l'enseignement supérieur, spécialiste en évaluation.

Tout commentaire ou suggestion de votre part sera bienvenu. Vous pouvez adresser vos commentaires à howerobert@sympatico.ca

 



[i] Des prénoms fictifs, bien entendu

[ii] MGS = Moyenne générale au secondaire

[iv]  Condamin, Andrée. La traversée du miroir, ou Retrouver un sens à l’enseignement après une crise professionnelle. Association québécoise de pédagogie collégiale AQPC.  Actes du 18ième colloque annuel. 6 pages. Disponible en ligne sur http://www.cdc.qc.ca/actes_aqpc/1998/condamin_9a22_9b42_actes_aqpc_1998.pdf

[v] L’idée d’explorer avec vous un lien hypothétique entre cette « traversée narcissique » et un changement d’attitude favorisant l’aide à la réussite m’est inspirée par Léane Arsenault, ex-directrice du programme Performa de l’université de Sherbrooke. Ce lien possible m’a remis sur la piste des travaux d’Andrée Condamin sur la crise identitaire que vivent certains profs au cours de leur carrière. 

[vi] Ici, Condamin cite un autre auteur. 

 






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