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Les écrans, cœur du problème de notre temps
Par Étienne Beaulieu
Écrivain, professeur, éditeur, l’auteur dirige les éditions Nota bene, les éditions Varia et enseigne la littérature au Cégep de Drummondville.
L’obsession soudaine pour les méfaits des écrans n’est pas une simple anecdote parmi toutes les fluctuations de l’actualité. Elle se trouve au contraire au centre névralgique de notre époque, dont la contradiction fondamentale fait la fortune des psys du monde entier. Nous sommes pris dans cet étau qui se resserre chaque jour davantage entre les injonctions à vivre au présent, partout martelées par l’industrie du bien-être, alors que, justement, cet îlot du présent est assiégé dans toutes ses dimensions par l’extase de l’image écranique de soi.
Impossible de mettre les pieds dans la rue sans croiser la non-présence de quelqu’un qui se prend en selfie avec je ne sais quoi d’archibanal au fond, mais qui se voudrait magnifié par le coup de baguette magique du cellulaire, ou de quelqu’un d’autre qui se regarde angoisser dans le miroir de ses stories, qui décuplent ses expériences de vie en leur faisant perdre toute qualité humaine.
Cette double contrainte de notre époque retire à toute expérience son présent, désormais impossible à vivre sans que l’on sente derrière soi toute une collectivité floue, indéterminée, une sorte de tribunal de l’opinion et de la trend qui observe nos faits et gestes mieux que ne l’aurait fait le système de renseignement le plus perfectionné qui soit de tous les régimes totalitaires.
Toutes les forces technologiques et politiques de l’époque nous poussent à vivre au présent et à nous en retirer en même temps, dans une schizophrénie qui se fait entendre comme un murmure incessant de voix qui viennent de partout et de nulle part à la fois et qui crachent des ordres parfaitement contradictoires en nous laissant survivre dans une hésitation qui nous confine à l’hébétude. Comment ne pas sentir tout le vide de notre époque dans ce présent qui nous fuit entre les mains plus nous cherchons à le serrer contre nous, comme dans le mythe grec où Ixion, en voulant prendre à pleines brassées son bonheur, ne fait qu’embrasser des nuées et se retrouve les mains vides ?
En un mot, l’époque nous fait manger de l’air. Elle ne nous donne que des nourritures spirituelles faibles et vite digérées, un fast-food intellectuel dépourvu de tout nutriment qui puisse nous tenir pour la longue route. Elle nous fait vivre et mourir dans un vide hypermouvementé faisant du surplace comme un vortex sans aucune signification qui broie nos vies dans une indifférence de monstre insatiable. Et surtout : elle laisse le champ politique dans un état de dévastation qui profite comme jamais aux puissants.
Osons le dire clairement : le numérique a désormais toutes les caractéristiques d’un totalitarisme qui n’avoue pas son nom. Les écrans font exactement ce qu’ils disent qu’ils sont : des écrans. Ils font écran entre nous et nous-mêmes, entre nous et nos proches, entre nous et nos lieux de vie. Ils ont coupé les ponts vers le futur, devenu une catastrophe que notre société du déni ne veut pas regarder, préférant se contempler bêtement. Les écrans ont en même temps coupé les liens vers le passé, qui ressemble désormais à un musée des horreurs duquel la brillance de la société des écrans serait sauvée comme par un miracle d’éclairage et de surexposition.
Les écrans se sont insérés dans toutes les sphères de la vie humaine, au point de constituer le problème central de notre époque. Ne regardons pas ailleurs pour comprendre l’indifférence politique et sociale généralisée, quand la vie adolescente se voit zombifiée et quand même les États sont devenus prisonniers des puissances numériques administratives et comptables. Comment créer un éveil à la vie politique dans un monde sectionné entre des forces d’influence étouffées par des chambres d’écho impénétrables qui menacent les démocraties partout dans le monde ?