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Trouver sa voie dans la communauté

 

Par Mme Joy Blake. Madame Blake détient un baccalauréat ès arts (littérature) de Mount Allison University (N-B), un baccalauréat cumulatif d’Université Laval (éducation et français, langue seconde). Elle a terminé sa maîtrise en éducation (curriculum et leadership) d’Université Bishop en 2012 et enseigne au Cégep de Granby Haute-Yamaska depuis 1994.

Si vous posiez aux cégépiens des questions concernant leur avenir professionnel, combien parmi eux pourraient sans équivoque identifier quelle carrière ils voudraient faire? Combien d’entre eux hésiteraient entre deux ou trois options? Combien n’auraient aucune idée sur ce qu’ils voudraient faire après les études? Si vous posiez les mêmes questions aux étudiants inscrits à la session d'accueil et d’intégration(SAI), probablement que la majorité dirait qu’ils n’avaient que très peu d’idée sur leur choix de carrière.

Au Québec et au Canada, un nombre significatif de jeunes éprouvent des difficultés à choisir une carrière. Chanceux sont ceux et celles qui découvrent une passion pour un champ d’études ou une carrière en ayant les moyens de l’atteindre. La réalité indique que plusieurs étudiants n’ont pas de vision claire de leur plan d’avenir. Pendant la session d’automne 2011, j’ai vérifié cette perception auprès de deux groupes d’étudiants. Les résultats de ma recherche démontrent bien que la stratégie pédagogique d’apprentissage par le service communautaire (ASC) peut permettre aux étudiants de confirmer, de remettre en question ou même de prendre une décision quant à un choix de carrière. Cette approche expérientielle s’avère également utile pour les étudiants qui acquièrent en cours d’expérience de nouvelles habiletés et bonifient leur confiance en aidant la communauté.

La pensée critique : vers un nouveau paradigme
Depuis des années, nous exigeons chez nos étudiants le développement d’une pensée critique. Mais, qu’est-ce qu’une pensée critique? Selon la définition traditionnelle, c’est un raisonnement fondé sur des arguments solides et clairs qui permet à l’élève de soutenir son point de vue, de porter un jugement ou d’exprimer une préférence. J’ai été inspirée par les mots de la philosophe de l’éducation américaine Jane Roland Martin. Comme John Dewey, elle conclut que le savoir-faire de la pensée critique comprend trop d’habiletés masculines, à savoir que la compétition et la confrontation ont préséance sur la collaboration, l’intuition et le sens de communauté. Bien que nous utilisions notre jugement critique dans le but de penser logiquement, nous oublions que nous travaillons avec des êtres humains et que nos jugements sont influencés par nos émotions. Jane Roland Martin nous demande d’inclure dans la définition de la pensée critique et dans son application ce qu’elle appelle les trois « C » : caring (la compassion), connection (le rapprochement) et concern (la sollicitude). Cela ne veut pas dire qu’il faille oublier les autres habiletés de la pensée critique. Il appert cependant que, pour former des citoyens désireux de s’impliquer, de ne pas s’isoler du monde, nous devons donner aux étudiants le goût de s’ouvrir sur ce monde et de l’explorer. Nous devons les encourager à cultiver un jugement plus humaniste.

L’apprentissage par le service communautaire (l’ASC)
L’apprentissage par le service communautaire est une approche pédagogique qui se propage depuis 30 ans dans plusieurs institutions d’enseignement au Canada, aux États-Unis, en Océanie et en Europe. L’objectif de l’ASC vise à « sortir les étudiants de la salle de classe pour les voir s’impliquer dans la communauté ». L’ASC, c’est comme le bénévolat, les étudiants doivent choisir un organisme communautaire mais, nuance importante, leur choix doit être relié soit à leur programme d’études soit à leur éventuelle carrière. Les étudiants sont de plus appelés à réfléchir sur leur expérience et sa résonance sur la société en général. Les bienfaits sont de ce fait nombreux : les étudiants apprennent davantage sur une carrière qui les intéresse, et l’organisme qui les reçoit bénéficie d’une main d’œuvre jeune et énergique. Cependant, du fait que les étudiants ne sont pas toujours en classe et qu’il faut trouver le moyen de leur faire parvenir leur curriculum de base, cela exige beaucoup de travail et de créativité chez l’enseignant qui, malgré l’inconvénient, relève un défi merveilleux qui en vaut la peine! Je vous souligne qu’au Québec trois universités offrent ce programme.

Mon projet d’ASC
Selon le National Clearinghouse of Community Service Learning, ce type de cours peut être offert aux étudiants, peu importe leur programme d’études. Les recherches confirment que les jeunes qui participent à un cours d’ASC peuvent retrouver une motivation pour l’école. Ils profitent d’une expérience dans un domaine relié à leur programme d’études ou à leurs champs d’intérêt, et peuvent ainsi accroître leur confiance. J’ai offert le cours en complémentaire, mais il n’y a pas beaucoup d’étudiants qui prennent le risque d’une activité susceptible de les sortir de leur zone de confort. J’ai donc finalement décidé d’offrir un projet d’ASC à l’intérieur de mon cours d’anglais avancé, à savoir le cours «103» propre au programme. Bien sûr, il était impossible d’exiger des étudiants qu’ils parlent anglais durant leur implication communautaire. Ils devaient cependant le faire durant toutes les autres activités en classe ainsi que dans leurs devoirs. Bien que mes étudiants en soient au moins à leur deuxième année de cégep, plusieurs d’entre eux hésitaient encore sur leur choix de carrière.

Plusieurs mois avant d'entreprendre ce cours, de nombreuses questions se posaient sur la façon de l’articuler dans la communauté, dont celle du nombre d’organismes accessibles dans notre communauté en lien avec la diversité des programmes offerts au Cégep de Granby Haute-Yamaska. Plus de 2000 étudiants sont annuellement admis au Cégep. Mes classes sont constituées d’étudiants en provenance de l’ensemble des programmes d’études. Les autres questions portaient sur l’intégration des étudiants dans les organismes. Auraient-ils à faire une formation? « Travailleraient »-ils dans un lieu sécuritaire? Est-ce que l’organisme exigerait un minimum d’heures d’implication? Deux étudiants pourraient-ils être placés dans un même milieu? Enfin, est-ce que les organismes seraient prêts à accueillir les étudiants? La réponse fut unanime et enthousiaste : envoyez-nous vos étudiants!

En classe, les étudiants démontraient, disons, moins d’enthousiasme… : « On est-tu obligé de faire le projet? » Non, mais le projet alternatif est plus long et ardu. « On peut-tu travailler ensemble? » Peut-être, ça dépend de l’organisme. « Ça prend combien de temps parce que, tu sais, Joy, que je travaille et j’ai d’autres cours et… » Oui, je sais. Si vous relisez le plan de cours, vous verrez que je vous ai libérés de trois rencontres durant la session; vous aurez des travaux à faire, mais vous n’avez pas à vous présenter en classe.

En effet, dans le cadre de ce cours, les étudiants devaient créer un blogue et y soumettre des textes. Ils devaient répondre à des questions spécifiques et faire des recherches. J’ose dire qu’ils ont fait davantage d’écriture en alimentant le blogue qu’ils ne l’auraient fait pendant une session normale avec moi. Une fois les organismes ciblés et les contrats signés, le projet s’est mis en branle et les étudiants se sont impliqués. La réponse en général fut gratifiante et très positive. Trente-neuf étudiants (39) ont complété le projet (1 sur 40 a refusé). La grande majorité (38) a confirmé que l’implication leur a permis d’éclairer leur choix de carrière et de découvrir des affinités à ce jour inconnues. En effet, grâce à ce cours, l’angoisse et l’incertitude des étudiants quant à leur choix de carrière furent nettement atténuées.

De la réticence à l’emballement!
Pour la plupart, ils étaient étonnés, fiers et grandis par leur expérience. Même, un des étudiants a tellement aimé son expérience qu'il s’est joint au conseil d'administration de l'organisme. Au début de la session, quelques étudiants démontraient peu d’enthousiasme mais, au cours de la session, ils restaient pour me parler de leurs projets : « Joy, écoute ce que je fais »; plusieurs furent étonnés : « Joy, je n'en reviens pas de voir comment ils apprécient mon aide! » À la fin de la session, les étudiants ont présenté leurs projets et ont partagé leurs histoires et leur fierté. Dans leurs rapports écrits, plusieurs affirmaient qu'au début ils ne voulaient pas s’engager mais, à la fin de leur démarche, ils ont constaté qu’il s’agissait d’un des meilleurs projets auxquels ils avaient participé.

Impact sur la carrière
Les répercussions positives du cours d’ASC sont éloquentes
33% des étudiants (13/39) envisageaient un changement de plan de carrière. Ce constat revêt toute son importance. Cela signifie que 13 étudiants devront faire plus de recherches et envisager d’autres professions. Leurs choix seront davantage en harmonie avec leurs affinités et leurs habiletés. En définitive, tout le monde en ressort gagnant, l’étudiant, le cégep et la société en général. Pour 38% d’entre eux, leur implication a confirmé leur choix et 82% ont développé de nouvelles habiletés et affiné leur conscience communautaire.

Le programme ASC au cégep
À mon avis, le cégep demeure l’endroit de prédilection pour instaurer un tel programme. En effet, les cégépiens sont pour la plupart en mode exploration dans leurs choix de carrière. Selon la National Clearinghouse on Community Service Learning et l’Alliance canadienne pour l’apprentissage par le service communautaire, des étudiants de tous les programmes peuvent bénéficier d’un tel cours. Mes étudiants ont pris conscience qu’ils peuvent faire une différence dans la communauté et que les besoins y sont bien réels. Ils ont de plus réalisé qu’il n’y a pas de gaspillage en classe : « Joy, je me suis servie de mes mathématiques, ce n’est pas inutile après tout! »

Il importe cependant de souligner que ce cours implique une grande somme de travail, de volonté, et d’ouverture d’esprit. La paperasse, les appels et les visites aux organismes communautaires constituent quelques éléments du tableau. Les étudiants ne se battent pas (encore!) pour s’inscrire à un cours qui les force à quitter leur zone de confort et, même si les dirigeants comprennent la valeur d’un tel cours, il n’est pas facile de changer le statu quo. Ce cours représente un changement essentiel de paradigme en éducation. Si nous donnons aux étudiants une opportunité d’apprendre davantage sur les carrières et sur eux-mêmes, nous contribuons à la création d’une société plus riche. Les recherches démontrent nettement que, entre autres, l’apprentissage par le service communautaire combat le décrochage scolaire, augmente la motivation chez les étudiants et les professeurs et crée des liens importants entre le collège et la communauté. Le défi d’un tel projet est immense mais, si nous voulons que nos étudiants vivent des moments riches qui vont les aider dans leur choix de carrière, l’ASC est un choix logique qui s’impose.

Ressources
Canadian Alliance for Community Service Learning,
National Clearinghouse of Community Service Learning,
Michigan Journal of Community Service Learning,
Université de Sherbrooke
Université du Québec à Trois-Rivières
Université Laval

Questions:
Est-ce que votre cégep offre un cours d’ASC? Comme enseignant, seriez-vous motivé à donner un tel cours? Dans l’éventualité qu’un tel cours soit donné dans votre établissement, voyez-vous son application comme cours complémentaire ou comme cours obligatoire au programme?

Blogue:
Voici le lien vers mon blogue :

Voici, dans leurs mots, quelques commentaires d’étudiants concernant l’expérience qu’ils ont vécue dans le cadre du cours.
“This project reinforced and confronted my career beliefs. Academic material is very objective, while living a situation is fully subjective. It lets you have an opinion on your experience.”
(C.M.)

“It is important to go out and apply knowledge acquired in the classroom to real life situations, and on top of the chance to gain some experience, it can be rewarding to help an organization, and who knows, it may also open new doors?”
(J.P.)

“I loved writing the blog throughout the semester although I did find some themes more interesting than others… I don’t think we take enough time to reflect about these important subjects.”
(G.T.)