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Entrevue avec Bernard Tremblay

Des infrastructures en déficit de maintien

Dans le cadre du nouveau budget du Québec, la publication des plans annuels de gestion des investissements publics en infrastructures a soulevé beaucoup de réactions dans le réseau collégial. Plusieurs articles dans les médias ont révélé des situations problématiques dans de nombreux établissements. Le Portail fait donc le point sur la situation avec M. Bernard Tremblay, président-directeur général de la Fédération des cégeps.

Par Alain Lallier, Portail du réseau collégial

M. Bernard Tremblay, président-directeur général de la Fédération des cégeps.

Des infrastructures collégiales classées parmi les plus mal en point au Québec
« Je ne me serais jamais permis de dire ça, mais selon les données gouvernementales les cégeps ont le plus mauvais score. Ça peut se comprendre, car on a investi beaucoup dans les écoles primaires et secondaires qui ont obtenu à la suite de nombreuses plaintes des sommes importantes pour améliorer leur parc immobilier ainsi que dans les universités. Bref, les cégeps ont été laissés pour compte. »

Des rénovations reportées engendrent des coûts exponentiels
Les montants en jeu sont appréciables. Si l’on voulait corriger le déficit des 20 cégeps les plus mal en point, les chiffres du gouvernement indiquent un montant d’un demi-milliard de dollars. « Les coûts reportés en entretien génèrent des dépenses exponentielles en corrections, ajoute Bernard Tremblay. On voit la situation se dégrader à vitesse grand V à cause du manque d’investissements dans le passé. D’ailleurs, la réponse de la ministre Pascale Déry a été franche : "La cause, c’est un sous-financement chronique depuis de nombreuses années." Quand on sait que le gouvernement accorde aux cégeps seulement 70 sous par tranche de 100 dollars d’investissement pour maintenir les actifs, on peut juste s’attendre à ce que les installations se dégradent. Et ce faisant, on voit les coûts de réfection exploser. »

Source: PLANS ANNUELS DE GESTION DES INVESTISSEMENTS PUBLICS EN INFRASTRUCTURES 2024 •2025

Liste des 10 cégeps ayant le plus grand déficit de maintien de leurs immeubles
À eux seuls, les 20 cégeps ayant les plus importants déficits cumulent des besoins financiers de 543,8 millions de dollars.

Un héritage patrimonial qui pèse lourd
Faut-il rappeler que le réseau des cégeps a maintenant plus de 50 ans d’existence ? Or, quand on regarde la liste des cégeps qui requièrent les investissements les plus importants, on y trouve, entre autres, les collèges de Bois-de-Boulogne (52,9 M), de Rimouski (51,2 M), de Chicoutimi (50,8 M), Édouard-Montpetit (42,1 M), tous des établissements qui ont hérité de bâtiments patrimoniaux qui abritaient autrefois des collèges classiques. Par exemple, l’aile centrale du Cégep de Rimouski est centenaire.

Bernard Tremblay précise : « Nous imaginons des cégeps jeunes, mais ils ont hérité des installations de vieilles institutions, comme le campus John Abbott et le Cégep de Saint-Laurent. Ces situations illustrent encore une fois comment au Québec nous avons de la difficulté à entretenir notre patrimoine et à admettre que ce sont des investissements nécessaires. C’est triste que le gouvernement actuel, qui a des enjeux financiers importants, se retrouve avec ce déficit de longue date. Mais il faut faire face à la réalité. Et les gouvernements sont mandatés pour répondre aux besoins actuels, même s’ils existent depuis très longtemps. Les faits sont têtus; c’est ça la réalité. »

Distinguer l’ajout de nouveaux espaces et le maintien des actifs

Pourtant, de nouveaux investissements sont régulièrement annoncés pour agrandir plusieurs établissements et ainsi répondre à la hausse de la clientèle étudiante. Concrètement, de nouveaux campus ont été créés en région. Ces nouveaux investissements ne peuvent-ils pas donner l’impression que le réseau est remis à neuf ?

« Il faut se rappeler que, dans les cégeps, il y a deux grandes enveloppes : une pour le fonctionnement, l’autre pour l’investissement. Et elles sont dissociées depuis longtemps. On ne peut pas utiliser les enveloppes d’investissements pour régler des besoins en fonctionnement. Dans l’enveloppe des infrastructures, il y a des sous-enveloppes : mise à niveau, rénovations mineures, transformations majeures. Les cégeps constituent le premier niveau d’enseignement non obligatoire, et c’est documenté que leur capacité d’attraction dépend en bonne partie de l’acquisition d’équipements susceptibles d’intéresser les étudiants, surtout dans un contexte de plein emploi. C’est évident qu’il leur faut des installations adaptées aux besoins de leurs programmes et de la population étudiante. Une bibliothèque, c’est fondamental, tout comme des cafétérias, des gymnases, etc. L’accent a donc été mis sur les espaces utilisés par les étudiants. »

Accueillir 25 000 nouveaux étudiants alors qu’on ferme des sections de bâtiments
Quand un cégep voit sa population passer de 3000 à 4000 étudiants, il est normal de voir apparaître de nouvelles constructions. Évidemment, les parents qui viennent visiter un cégep lors des portes ouvertes trouvent que tout semble beau. Mais derrière, ça prend aussi un système électrique à jour, des fenêtres aux normes, etc. Quand on regarde le Collège de Bois-de-Boulogne, il y a tout un mur-rideau à remplacer, car il risque de s’effondrer en tout temps. Dans le cas du Cégep Saint-Laurent, la structure, qui date de la fin du XIXe siècle, a été mal construite et pourrait causer l’effondrement du bâtiment. D’ailleurs, toute une section a été fermée et devra probablement être démolie. 

Ce qui ajoute à la complexité de la situation, c’est l’annonce d’une augmentation de 25 000 étudiants dans la région de Montréal, soit l’équivalent de 4 à 5 nouveaux cégeps.

La réaction de la ministre Déry
Sur le réseau X, la ministre Pascale Déry a expliqué qu’elle connaissait bien le problème :« On s’y attaque et l’on met des efforts additionnels. »

Source: X

Pour Bernard Tremblay : « À la question "est-ce que ces efforts sont suffisants ? "La réponse, c’est "non". La cible fixée par le gouvernement d’améliorer le parc d’ici 2026 est inatteignable avec les crédits octroyés. C’est difficile de voir comment les choses vont s’améliorer alors que les sommes sont insuffisantes. De plus, on ne met pas assez en lumière les lourdeurs administratives dans la gestion des projets dans le réseau collégial. Je soupçonne que le prochain rapport du vérificateur général va être dévastateur pour le gouvernement. »

Les demandes de la Fédération
Dans son mémoire déposé dans le cadre des consultations prébudgétaires,  la Fédération réclamait 150 millions d’allocations pour les investissements normalisés, ainsi que 300 millions additionnels pour des projets spécifiques d’agrandissement et des nouvelles constructions.

« Ces sommes peuvent paraître considérables, explique Bernard Tremblay, mais on ne met pas assez en lumière le fait que le réseau compte 48 établissements et 200 000 étudiants. Mises en contexte, ces sommes ne sont pas si importantes. »

Faire appel à d’autres sources de financement
Est-ce que les collèges pourraient faire appel à d’autres sources de financement ? Par exemple, on voit souvent les fondations des collèges financer de nouveaux projets, comme le réaménagement d’une bibliothèque. Bernard Tremblay est affirmatif : «Je pense qu’il n’y a pas d’autres solutions que le financement public. Le rôle stratégique des cégeps en matière d’accessibilité à l’enseignement supérieur et de réponse aux besoins de main-d’œuvre exige un financement public assurant le maintien des collèges partout sur le territoire. On s’est sorti de la misère au Québec en bonne partie grâce à l’accessibilité aux études supérieures offertes dans les cégeps. Il faut donc les protéger. Les commandites et la philanthropie ne doivent pas venir compenser les manques de financement de l’État. Si l’on constate que l’État finance mal, il faut que l’État finance mieux. »

Les fondations au service de la population étudiante
Pour le président-directeur général de la Fédération des cégeps, les fondations ont leur place, mais uniquement dans une perspective de soutien à la population étudiante et à ses activités. L’accessibilité financière aux études, bien que moins problématique ici qu’ailleurs, demeure tout de même un enjeu. « Dire que le cégep est gratuit, ce n’est pas vrai, affirme Bernard Tremblay. Étudier, c’est très coûteux et on a besoin d’étudiants au niveau collégial. Même si on a un bon programme de prêts et bourses au Québec, appuyer financièrement les étudiants, c’est important pour leur permettre de faire un parcours complet. Voilà un champ d’action pertinent pour les fondations, qui ne devraient pas s’aventurer dans les projets d’infrastructures, en particulier pour le maintien d’actifs. Pour des projets spéciaux qui dépassent la mission initiale du cégep, on peut bien sûr envisager un partenariat avec des entreprises, mais cela doit apporter une valeur ajoutée et non compenser un manque dans le maintien des actifs. »


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