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La liberté de l’enseignement et ses frontières
Par Élise Prioleau
Le 19 août dernier s’est tenu un colloque fort attendu sur la liberté académique. À l’occasion, des intervenant-e-s du milieu de l’éducation, du domaine syndical, du droit et de la psychologie, ont contribué-e-s à une réflexion commune autour d’un sujet sensible : la liberté d’enseigner et ses frontières.
Depuis l’affaire Verushka Lieutenant-Duval, cette enseignante de l’Université d’Ottawa suspendue pour avoir prononcé le « mot en n » dans un cours, le débat sur la liberté académique polarise les opinions au pays. Quelles sont les limites de la liberté d’expression des enseignant-e-s ? Devrait-elle être accompagnée de responsabilités éthiques vis-à-vis des étudiants et de la société ?
L’affaire Lieutement-Duval a fait émerger dans l’espace public un débat polarisant. D’un côté, nombreux sont les enseignant-e-s qui souhaitent être protégés par leur administration dans le cadre de leur fonction. Il s’agit pour eux de ne pas céder à l’autocensure, et de protéger le droit des étudiant-e-s à une éducation de qualité. De l’autre, on dénonce les risques d’abus de pouvoir d’une élite, souvent masculine et blanche, en position de domination culturelle face aux minorités ethniques, visibles ou de genre, sous représentées dans l’espace public. Face à cette apparente division entre deux camps, une réponse commune émerge : la pédagogie du dialogue, comme moteur de réunification des récits de chacun.
C’est à un dialogue ouvert et inclusif qu’étaient conviés les intervenants du milieu de l’éducation lors du colloque Liberté de l’enseignement: frontières et pratiques dans nos milieux de l’enseignement en 2021, organisé par l’Institut de recherche sur l’intégration professionnelle des immigrants (IRIPI).
Une pédagogie du dialogue
Le 31 août dernier, le Conseil du supérieur de l’éducation présentait un mémoire sur la liberté académique. Si la liberté de l’enseignement est fondamentale, selon le Conseil, elle doit se conjuguer avec les principes d’équité, de diversité et d’inclusion (EDI).
« Pour le Conseil, l’exercice de la liberté académique doit se définir dans un cadre de collégialité et de respect de l’autre, dans un contexte à la fois ouvert, sécurisant et évolutif qui est nécessaire aux apprentissages et favorable à la réussite », mentionnait Maryse Lassonde, présidente, lors du colloque.
Maryse Lassonde, présidente; Conseil du supérieur de l’éducation
Pour aborder les sujets sensibles en classe, une pédagogie du dialogue est notamment préconisée par le Conseil. « Le dialogue favorise l’interaction et l’échange, crée un climat propice à la discussion et au débat, procure un lieu convivial et coopératif dans lequel est cultivée l’ouverture aux idées opposées », estime le Conseil.
Dans son mémoire, le Conseil supérieur de l’éducation fait mention d’exemples de stratégies déjà existantes au postsecondaire pour faire progresser les principes d’équité, de diversité et d’inclusion, tout en continuant à soutenir la liberté académique. On cite entre autres, l’énoncé de vision de l’Université de Montréal. L’Université «entend soutenir les personnes marginalisées dans le partage de leurs expériences et de leurs perspectives mais ne saurait leur garantir de n’être jamais exposées à des opinions ou à des contenus qui pourraient heurter leurs convictions».
La diversité au sein des postes d’enseignants et de décideurs
Liberté académique et droit à l’éducation sont indissociables, selon le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels des Nations Unies, évoquait lors du colloque Myrlande Pierre, vice-présidente à la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ). « La liberté de l’enseignant, toutefois, n’est pas absolue. Elle doit s’exercer dans le respect des droits d’autrui et du respect du bien-être général.1»
Myrlande Pierre, vice-présidente à la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ).
La liberté de l’enseignement doit s’exercer notamment dans le respect des droits à la sauvegarde de sa dignité et à l’égalité. En ce sens, elle s’accompagne de responsabilités, a fait valoir Mme Pierre. Une responsabilité individuelle, mais aussi institutionnelle. « Il est documenté que plusieurs groupes historiquement discriminés n’ont pas un accès égal aux études supérieures. Les femmes, les minorités visibles, ethniques, handicapées et autochtones en font partie. Ces inégalités persistent dans l’accès aux différents corps d’emplois dans les institutions d’enseignement. »
L’enjeu de la représentation homogène des personnes en situation de pouvoir doit être pris en considération, selon Mme Pierre. De ce fait, les institutions ont donc comme responsabilité à veiller à une juste représentation des groupes minoritaires dans les postes enseignants, décisionnels et de recherche, afin de cheminer vers l’équité et l’inclusion.
Le 1er septembre, la CDPDJ a également présenté un mémoire sur la liberté de l’enseignement dans le cadre de la Commission scientifique et technique indépendante sur la reconnaissance de la liberté académique dans le milieu universitaire.
La liberté d’expression intra et extra-muros
Il est impératif de préserver le climat d’ouverture unique qui règne au cégep, selon Isabelle Rivet, présidente du syndicat des enseignant-e-s au Collège de Maisonneuve. « Au cégep, nous avons un rapport dynamique avec les étudiants. Il y a un échange entre l’enseignant et les étudiants. C’est une manière d’apprendre fondamentale au cégep. On veut préserver les échanges en classe, mais dans un cadre sécuritaire pour tous. »
L’enjeu de la liberté de l’enseignement se joue également dans l’espace public, a rappelé Julie Dionne, présidente du syndicat des enseignant-e-s au Cégep de Sherbrooke. « Si on veut avoir un cégep qui a un impact social, qui est capable d’intervenir socialement et de nourrir les gens avec des réflexions, il est important que la liberté d’expression soit bien encadrée par l’institution. La liberté académique, c’est aussi une manière de protéger la société en protégeant la voix de ses spécialistes. »
Julie Dionne déplore le « flou juridique » actuel en ce qui concerne les limites de la liberté d’expression aussi bien en classe qu’à l’extérieur du cégep. « Un cadre institutionnel est nécessaire pour encadrer la liberté d’expression des enseignants et des chercheurs », a-t-elle soutenu.
Au-delà de la rhétorique dominants/dominés
Le débat sur la liberté de l’enseignement met en scène deux clans qui apparaissent souvent opposés : les oppresseurs et les opprimés. Sortons de cette vision duelle, propose Rachida Azdouz, psychologue, essayiste et spécialiste en Équité, diversité et inclusion (EDI). « Cette mise en concurrence des récits met en opposition à la fois deux légitimités et parfois deux vulnérabilités », remarque Mme Azdouz. Rappelons que la chargée de cours de l’Université d’Ottawa qui a été suspendue incarnait à la fois le rôle de l’oppresseur et celui de la victime, étant donné son statut précaire. « Quand on aborde la décolonisation des savoirs, dégenrer les savoirs, combattre l’ethnocentrisme des savoirs, immanquablement on fait face à des situations aux contours flous », remarque Mme Azdouz.
Rachida Azdouz, psychologue, essayiste et spécialiste en Équité, diversité et inclusion (EDI)
Faut-il protéger celui qui dénonce ou celui qui est dénoncé ? « C’est un faux débat. D’un côté, on a un impératif de quête de vérité, de l’autre, une quête de justice. Ce n’est pas l’un ou l’autre, ni l’un contre l’autre »,affirme Rachida Azdouz. Au contraire, selon la spécialiste en équité, il s’agit d’ouvrir le dialogue, mais en faisant preuve de nuance, de courage et d’indulgence pour l’autre, celui qui est différent de soi. En ce sens, l’enjeu de la liberté d’expression nous invite, non pas à censurer des pans du savoir, mais au contraire, à documenter et à parler ouvertement des injustices actuelles et passées pour mieux les transcender collectivement.
1 Conseil supérieur de l’éducation (2021). Mémoire sur la liberté académique en enseignement supérieur, Québec, Le Conseil, p.18.