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« Pour un humanisme vivant » par Annie-Claude Thériault


 

 

 

Une contribution de Madame  Annie-Claude Thériault, professeure de philosophie au Collège Montmorency

 

 

Allocution prononcée dans le cadre de la Journée mondiale de la philosophie, 19 novembre 2015 et du lancement du livre L’enseignement de la philosophie au cégep, PUL, sous la direction de Pierre Després, 2015

Nous, « Jeunes-­‐anciens »

D’abord, c’est avec grand plaisir que j’ai accepté l’invitation de venir dire aujourd’hui quelques mots suite à la publication du livre L’enseignement de la philosophie au cégep. D’une part parce que c’est un livre qui me semble important (j’y arrive à l’instant!), mais aussi parce que cette invitation venait entre autres d’un de mes anciens professeurs (Benoit Mercier) qui, me croisant alors que je travaillais comme libraire après ma maîtrise, ne cessait de me répéter que je devrais « donc envoyer mon CV dans un collège! ». (Je l’en remercie! Quel merveilleux métier!)

Mais on m’invite à dire quelques mots ici en tant que « jeune professeure ». Or, je ne sais pas si je peux dire que je suis « une jeune professeure ». Chose certaine, j’ai 36 ans, moins de dix ans d’ancienneté en enseignement, et au moins deux des auteurs ici (Benoit Mercier et George Leroux) ont été mes professeurs. Si je ne suis pas une « jeune » professeure, je suis à tout le moins d’une nouvelle génération : une génération qui a vu environ dix de ses collègues partir à la retraite (dont Pierre Després lui-­‐même!).

Le visage du corps professoral a changé

Ces collègues avaient pratiquement tous assisté, d’une manière ou d’une autre, à la fondation même des collèges (s’ils n’y avaient pas directement participé). Ils en connaissaient donc très bien les rouages et les finalités. Ils avaient même contribué à définir et construire la séquence et les devis des cours de philosophie. Ils ont aussi été là pendant toutes les réformes et tous les rapports. C’est donc dire à quel point aujourd’hui le visage du corps professoral a changé, car de « jeune professeure » je suis maintenant, étrangement, presque devenue « une ancienne » dans mon département.

Le livre nous transmet cette histoire que nous, les « jeunes – anciens » n’avons pas vécue et (malheureusement) connaissons peu.

Ce livre est, à mon avis, important précisément pour cette raison : il nous transmet cette histoire que nous, les « jeunes – anciens » n’avons pas vécue et (malheureusement) connaissons peu. Nous sommes trop souvent arrivés en tant que professeurs au collégial comme si l’enseignement de la philosophie « allait de soi ». Après tout, nous sortons nous-mêmes de ces cégeps où les cours de philosophie étaient obligatoires! C’est presque pour nous un état de fait. La structure éducative des cégeps, et spécifiquement celle de la formation générale et de la philosophie, n’aura jamais été aussi peu « maitrisée », « pensée » que par ses enseignants actuels.

La menace de voir la philosophie disparaître

Ce ne serait pas bien grave (habituellement nous n’avons pas à toujours « penser » notre emploi), mais la menace de voir la philosophie ou même la formation générale disparaitre ou être considérablement modifiée est, elle, restée la même.

Elle se fait encore sous les mêmes deux formes:

  1. D’une part, la critique très globale de l’enseignement collégial lui-même. On se demande si le Québec du 21e siècle doit vraiment poursuivre dans cette marginalité. Lui sert-elle?
  2. D’autre part, la critique s’adresse à la philosophie en particulier. Est-ce le meilleur enseignement possible afin de réellement développer et stimuler une pensée rationnelle?

Ces critiques ne sont pas nouvelles et le livre nous explique avec une grande limpidité comment elles se sont posées depuis les tout débuts et quelles en ont été les réponses.

Nous sommes en train de laisser la défense humaniste s’évider, devenir un « lieu vide »

Je ne reviendrai pas en détail là-dessus. Ce qui m’intéresse aujourd’hui, c’est la façon dont nous, « jeunes – anciens », abordons ces mêmes problèmes. Or, il me semble que nous restons à cet égard un peu « mous ». Nous sommes en train de laisser la défense humaniste s’évider, devenir un « lieu vide » (pour parler comme Claude Lefort). Je m’explique.

L'argumentaire humaniste

D’abord, sans doute voyons-nous à peine à quel point ces critiques sont toujours actuelles. Mais lorsque nous le voyons, nous ne reprenons que vaguement l’argumentaire humaniste, soit cet argumentaire qui soutient l’importance d’un développement de la personne, d’une éducation davantage citoyenne. En d’autres mots le développement d’une pensée rationnelle (loin de l’opinion); la maitrise du dialogue (ce rapport entre soi et l’autre); l’importance de comprendre les grands principes éthiques et les questions politiques; la fréquentation d’oeuvres classiques (comme éveil aux questions les plus profondes et viscérales pour l’homme) et même l’incontournable signification de notre appartenance aux anciens comme aux modernes. Avec l’humanisme, donc, nous défendons l’idée que tout cela contribue nécessairement à faire de l’individu un meilleur être humain (et par ricochet, ne vous en faites pas, un meilleur travailleur). Ou même que cela nous permet tout simplement d’appréhender le monde, d’en saisir mieux le sens (ou le non-sens!).

Nous n’avons pas tort de reprendre cet idéal humaniste des Lumières : n’avait-il pas d’ailleurs gagné en menant justement à la création des cégeps avec leur formation générale? Pourtant, il ne semble plus suffire. Il faut plus. Soit, et je reprendrai la très belle expression utilisée dans le livre, il faudrait un « humanisme vivant ».

Humanisme vivant

Qu’est-ce que ça veut dire? À mon avis, si « les anciens » ont pu se contenter de faire tout simplement appel à l’humanisme pour faire naitre et ensuite conserver l’enseignement de la philosophie, nous, les « jeunes – anciens », ne pouvons plus nous permettre cela. Nous devons absolument démontrer, après ces 48 années, que cet humanisme « atterrit ». Sans quoi cet idéal deviendra un lieu « vide ». Il faut donc l’habiter par tous les moyens possibles. L’investir.

Il faut que cet idéal ne soit pas seulement abstrait, un vague lieu commun, sans sens réel.

Les étudiants, les collègues des autres départements, le personnel des collèges, mais aussi les parents et la population de façon générale doivent savoir comment s’incarne cette pensée rationnelle, ce dialogue, cette capacité d’aborder les enjeux de notre monde : il faut le leur montrer, qu’ils en fassent l’épreuve pour qu’ils puissent, eux aussi, le défendre avec nous. Il faut que cet idéal ne soit pas seulement abstrait, un vague lieu commun, sans sens réel. Sans quoi on banalise l’humanisme, on l’assèche en le plaçant au même plan que « tout le monde est pour l’amour et la paix ».

Ce magnifique et complexe va-et-vient entre le particulier et l’universel?

Pour y parvenir concrètement, bien entendu, ce sont en première ligne nos cours qui doivent en témoigner. Mais je vous avouerai que j’ai l’impression que le problème profond n’est pas tout à fait à ce niveau. D’une part, je vois tout l’effort et l’énergie déployés par mes collègues afin de trouver comment, sans cesse et toujours, partir du particulier, de là où sont les étudiants, pour atteindre ensuite l’universel. Rendre les apprentissages « signifiants » est aujourd’hui une préoccupation centrale de notre enseignement. Et l’idée que cette signifiance puisse nuire ou travestir la philosophie n’est plus tout à fait un problème majeur. Toute l’histoire de la philosophie, comme ses textes (et on pourrait en dire autant de la littérature), n’est-elle pas, d’ailleurs, en elle-même, ce magnifique et complexe va-et-vient entre le particulier et l’universel?

Habiter les lieux. Ré-intégrer « l’institution collégiale »

C’est donc plus précisément « hors » de nos classes qu’il faut accomplir ce travail. On ne peut plus penser que les autres voient nécessairement la valeur de ce que nous faisons : après tout, ils sont eux aussi de « jeunes – anciens ». Il faut donc la leur montrer, cette valeur de l’humanisme. Habiter les lieux. Ré-intégrer « l’institution collégiale », qui a un fonctionnement qui lui est propre. C’est en sens, je crois, que ce livre fait réellement oeuvre de transmission : en nous rappelant précisément ce qu’est l’institution collégiale, en quoi celle-ci se démarque de l’enseignement secondaire (avec son enracinement disciplinaire) et en quoi de l’autre côté elle n’est pas non plus l’enseignement universitaire (qui lui, au niveau de l’enseignement de la philosophie, peut se faire en vase clos, car il ne nécessite pas constamment d’être légitimé). Il me semble que cette appropriation de « l’institution » est une lourde lacune des « jeunes –anciens ». Il faut croire que nous sommes de notre temps puisque cette « désinstitutionalisation » me semble un phénomène tout aussi « moderne » que propre au collégial.

Il y a eu à ce niveau plusieurs efforts. Dont le profil de la formation générale, duquel il est question dans le livre, qui aurait permis d’assoir une identité précise et concrète à cet ordre d’enseignement. Mais l’opposition semblait trop forte. Le projet est mort avant d’exister réellement.

Il faut, nous-mêmes, témoigner de la valeur de notre travail

Tout de même, on peut « investir ce lieu » de plusieurs autres façons : en faisant transcender hors de nos classes l’apport de la philosophie au cégep. Il faut prendre la parole sur la place publique en tant « qu’enseignant au collégial » par exemple. Mais aussi, il faut que la philosophie se rende dans les corridors, dans les semaines de sciences humaines, dans les activités parascolaires, dans les journées pédagogiques, sur le web (merci Emmanuelle Gruber!), dans les bureaux de nos directeurs et directrices des études, dans les disciplines contributives autant que dans les journaux, à la radio (merci Xavier Brouillette!), dans les cabinets d’avocats autant qu’au ministère de l’Éducation. Il faut, nous-mêmes, témoigner de la valeur de notre travail – et le faire dans le cadre de notre appartenance à cet ordre d’enseignement tout particulier et valable qu’est le collégial.

Cela doit aussi passer, comme le soulignent les auteurs, par une valorisation de la profession en elle-même (je pense notamment à l’évaluation des enseignements ou aux critères d’embauche qui pourraient exiger un diplôme de deuxième cycle). Ce sont là des sphères où nous pouvons concrètement agir pour façonner, pour ancrer davantage l’enseignement de la philosophie au cégep.

Un humanisme vivant, cela veut dire que nous devons absolument nous inscrire dans une conversation pour conserver et pour transformer le lieu culturel qui donne sens aux connaissances philosophiques. Ce lieu n’est pas acquis, nous ne venons plus tout juste de le créer (comme à ses débuts), pire, nous l’abandonnons tranquillement. Il faut le ré-investir.

Culture première et culture seconde

Cela me rappelle la très belle distinction de Fernand Dumont entre culture première et culture seconde. La culture première, c’est le matériel premier, donné, commun, universel. Mais ce qui est le propre de l’homme, c’est précisément ce qu’il peut faire de cette culture première, sa capacité à l’habiter, à sa façon, à donner sens à ce monde premier, ce qui fait de l’homme un homme est sa culture seconde.

La société québécoise avait investi, incarné l’humanisme en lui donnant le visage de l’enseignement collégial, avec sa formation générale et plus spécifiquement ses cours de philosophie. Nous avions organisé notre vivre ensemble et nos institutions d’une façon particulière, une façon qui nous semblait digne de notre histoire canadienne-française.

Nous avions habité, façonné la culture première. « Les castors transportés en Argentine produisent les mêmes maisons que les castors canadiens; les pingouins parlent pingouin », me disait mon père. Mais les humains, eux, à partir des mêmes matériaux, construisent des maisons différentes et parlent d’innombrables langues.

J’ose espérer que nous, les « jeunes – anciens » professeurs de philosophie au cégep, nous saurons continuer la conversation entamée avec ce livre, que nous saurons habiter l’humanisme, le faire exister, encore. Le rendre vivant. En d’autres mots, que nous réussirons, nous aussi, à léguer une culture seconde à nos enfants. Quelque chose de plus significatif qu’une hutte de castors.






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