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Donner sa voix aux autochtones

Isabelle Pion
La Tribune, 14 octobre 2017

Enseignant au Cégep de Sherbrooke, Jean-François Létourneau vient de faire paraître « Le territoire dans les veines », son premier ouvrage. L’essai propose « une autre manière d’habiter l’Amérique à partir des œuvres des auteurs des Premières Nations », en se penchant sur la poétique des territoires.

En parcourant Le territoire dans les veines, on sent parfaitement que vous avez eu un coup de cœur pour les Premières Nations...
« Le coup de cœur est venu d’une expérience concrète sur le terrain en enseignant. Quand je suis arrivé dans le Nord en 2003, j’étais comme la plupart des Québécois :
je connaissais très peu la réalité autochtone. Je ne voyais pas toutes les réalités qui pouvaient se cacher derrière ce terme. Je suis arrivé avec beaucoup de préjugés, négatifs ou positifs. C’est en étant avec eux au quotidien, en enseignant aux jeunes, en jouant au hockey avec les gars, en vivant des trucs très concrets que j’ai découvert la variété culturelle. Ce ne sont pas des blocs homogènes, même dans chacun des villages chez les Inuits. Il y a des différences culturelles, linguistiques, politiques. Tu te rends compte que c’est beaucoup plus complexe que ce que tu pouvais penser. Sur place, tu es à même de constater qu’il y a beaucoup de problèmes sociaux. C’est une réalité, tu ne peux en sortir; à l’école, ces problèmes retentissaient dans ma classe. Mais tu réalises qu’il y a aussi beaucoup d’autres choses. Ce sont ces autres choses qui ont fait que j’ai eu un coup de cœur. Les quatre ans passés à Kuujjuaq ont été une expérience personnelle très forte, vécue à un jeune âge. Ça a orienté le reste de ma jeune carrière et dicté tous les choix que j’ai faits. »

Vous vous êtes intéressé plus particulièrement à la « poétique du territoire ». Qu’est-ce que c’est?
« Ce qui m’a marqué en arrivant chez les Inuits, et aussi quand j’ai commencé à lire les textes des écrivains autochtones en général, c’est de voir à quel point le territoire est important pour eux. Il y a un attachement qui est vraiment sincère, qui n’est pas politique ni écologique comme on pourrait le penser... C’est viscéral. Ça m’a ramené à mon attachement envers mon territoire d’origine, Sherbrooke et ses environs. Ça m’a donné le goût de le découvrir plus. La poétique du territoire, c’est ce lien viscéral avec le territoire sur lequel on vit. C’est à la fois le paysage et la nature, mais c’est aussi beaucoup l’histoire des communautés qui l’ont développé, qui en font partie. »


Comment expliquez-vous cette méconnaissance de la réalité des Premières Nations dont vous traitez dans votre livre, voire cette indifférence?
« Ça dépend des endroits au Québec. Ici en Estrie, je crois que c’est parce que ça ne nous touche pas au quotidien. Il n’y a pas de communauté proche, il n’y a pas de chicane. Si on va sur la Côte-Nord, en Abitibi ou en Gaspésie, c’est probablement plus une méconnaissance teintée d’une méfiance, qui repose sur des chicanes qu’il y a eu à certaines époques, des différends politiques. En fait, il y a deux courants : soit on s’est beaucoup intéressé à eux et on tombe peut-être dans le piège de les idéaliser, soit on ne s’y intéresse pas du tout, c’est la méconnaissance, l’indifférence, le mépris. On dirait que c’est difficile de trouver un entre-deux, où un dialogue pourrait s’ouvrir, d’égal à égal. »

Certains auteurs ou poètes autochtones se font de plus en plus entendre. On pense notamment à Natasha Kanapé Fontaine. Assiste-t-on à une nouvelle génération d’auteurs qui émerge?

« Il y a des voix fortes, comme Jean Sioui, Joséphine Bacon, Rita Mestokosho. Ce sont un peu des pionniers. Après ça, il y a une nouvelle génération dans la vingtaine sur la trace de ces gens-là, qui font entendre leur voix de façon vraiment décomplexée. Ce qui est beau à voir avec ces écrivains, c’est qu’ils n’ont pas peur de faire entendre leur voix dans leur communauté et dans le Québec actuel. C’est comme s’ils avaient le goût de dire : "Voici ce que nous sommes aujourd’hui, nous avons quelque chose à dire sur les enjeux politiques, parce que ça nous touche aussi, et sur l’avenir du Québec." Ils n’ont plus le goût d’être tassés.»