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Une nouvelle pédagogie de l’action citoyenne sur le monde?


Diplômé de l’Université de Montréal en philosophie (Ph. D.) et en physique (M. Sc.), Yvon Provençal enseigne la philosophie au Cégep de Granby–Haute-Yamaska depuis 1990. Il a publié notamment le manuel d’éthique et politique Projet Respect. Critique de la morale et des moeurs politiques et l’essai philosophique Le Dieu imparfait. Essai de philosophie pour notre temps. En outre, il a travaillé depuis l’an 2010 sur ce qu’il appelle des « PAM », c’est-à-dire des pédagogies en action sur le monde, lesquelles sont publiées sur son site l’Agorathèque. Enfin, il a lancé le mouvement MÉMO (Mouvement éthique mondial) et, avec des collègues, mis sur pied un nouveau type de référendum, qui porte sur l’établissement d’une Société de Toutes les Nations.

Comment concevoir pour les étudiants et étudiantes un travail de recherche en philosophie qui les ferait en même temps participer à une véritable action sur le monde? J’ai essayé de donner une réponse concrète à cette question dans le cadre de mes cours de philosophie. Ainsi j’ai mis sur pied et lancé sur le web plusieurs manifestes, lettres ouvertes et même un référendum mondial, entre autres. Or, les étudiant (e) s ont été appelés à les questionner, commenter, critiquer et évaluer en tant qu’actions citoyennes sur le monde. Ils pouvaient aussi être invités à s’engager dans certaines d’entre elles. 

Agir sur le monde?
Une nouvelle sorte de procédé pédagogique a d’abord été posée sous le nom de pédagogie agissant sur le monde (PAM), et définie comme possédant deux caractéristiques :
a) elle utilise les nouvelles technologies de l’information et des communications (NTIC);
b) elle vise au développement sur le long terme d’une nouvelle éducation à la citoyenneté en matière de respect concret des personnes et de leurs groupes d’appartenance respectifs, à l’échelle mondiale aussi bien que nationale.

Précisions :

Il est présupposé ici que la pédagogie doit tenir compte de la personne et de ce qu’elle est, c’est-à-dire l’identité d’appartenance de l’apprenant à un groupe (nation, religion, etc.), sans quoi elle ne s’adresse plus à sa personne concrète, mais à une abstraction. De façon cohérente, les PAM sont donc aussi des méthodes visant à faire apprendre le respect des personnes et des groupes par le respect de leurs différences concrètes, condition essentielle pour une véritable communication entre les groupes en général, et ce, quelles que soient ces différences concrètes : différences de nations, de communautés ethniques ou religieuses, différences d’orientation sexuelle, etc.  

Ce respect dit concret de l’autre se résume par les idées de reconnaissance et d’attitude d’aide. Notre respect des autres consiste à reconnaître pleinement non seulement toutes les autres personnes, mais aussi tous les autres groupes identitaires (nations ou autres communautés d’appartenance identitaire) tout en nous gardant le plus possible de nuire à leur développement. Celui-ci devrait se faire de leur part de la façon la plus autonome possible, bien que, autant que cela nous soit possible, avec notre aide éventuelle. La reconnaissance de l’autre consiste à le reconnaître comme une personne au plein sens du terme et, en outre, à reconnaître pleinement son groupe d’appartenance, ce qui veut dire que nous reconnaissons d’abord la personne comme telle, puis que nous reconnaissons son groupe comme étant le sien et que nous le reconnaissons comme une nation égale à toutes les autres nations (ou, selon le cas, comme une communauté religieuse égale à toutes les autres, etc.). Quant à l’attitude d’aide, elle consiste en une disposition à aider le plus possible cette personne et son groupe d’appartenance à se développer de la façon la plus autonome possible.

Une PAM utilise l’Internet afin d’instituer de façon concrète un statut d’égalité notamment entre les personnes et entre les groupes nationaux par la reconnaissance mutuelle globale (ou mondiale), ce qui fait littéralement exister toute personne et toute nation dans le monde, le mot exister étant pris au sens de l’existence authentique, c’est-à-dire l’existence libre, inventive et par laquelle on se réalise soi-même. Dès lors, on comprend que beaucoup de personnes ne connaissent pas cette existence. Notamment, un grand nombre de femmes sont très infériorisées dans le groupe ou la tradition où elles se trouvent. De même, sur un autre plan, un grand nombre – très sous-estimé – de nations ne sont pas reconnues comme telles, notamment par celles qui se reconnaissent entre elles, de façon privilégiée, à l’ONU. La femme reconnue mondialement comme une personne existe dès lors en tant que personne en soi. De même, la nation reconnue existe dès lors comme une nation en soi. C’est donc en quelque sorte une pédagogie à la fois réparatrice et créatrice à l’échelle du monde. 

Une nation existera elle-même en tant que nation au plein sens de ce terme du fait d’être reconnue comme telle par les membres des autres nations reconnues. Cela concerne bien sûr la nation québécoise, mais également toutes les autres nations plus ou moins connues telles que les groupes autochtones dans plusieurs pays, de même que plusieurs autres nations dominées ou infériorisées par d’autres nations.  

L’idée du respect des personnes et de leurs groupes d’appartenance va de pair avec celle du conflit constructif, contrairement à la guerre ou la répression, qui sont toujours destructives de personnes ou de groupes. Prises en ce sens, les confrontations conflictuelles, qui ne sont ni belliqueuses ni despotiques, peuvent être compatibles avec le respect mutuel. Il peut toutefois arriver qu’un conflit interpersonnel ou intergroupe doive utiliser une violence mesurée afin d’éviter plus de destruction au niveau des personnes ou des groupes.

D’autres éclaircissements sur ces sujets complexes sont apportés dans les sources apparaissant en fin d’article.

Le rôle éthique du bon citoyen
Les étudiantes et étudiants ont été invités à se prononcer sur la valeur de ces lettres ouvertes (ou de ces manifestes, etc.) et sur les multiples enjeux de la problématique en cause. Ils se sont prononcés notamment sur l’argumentation interne et sur la pertinence et la crédibilité sur les plans d’ordre éthique, sociopolitique, etc. Au niveau mondial, les NTIC semblent rendre possible une communication ni censurée ni déformée par une propagande hostile, ce qui rend en pratique possible la reconnaissance de toute personne par l’ensemble des humains de la planète qui assument leur rôle éthique de citoyen. Par exemple, la PAM intitulée Lettre ouverte aux féministes s’offre de façon pratique à la lecture par toutes les femmes : elle propose un projet global et à long terme visant le respect de toute femme dans son autonomie et dans sa différence concrète.  

En ce qui concerne le Référendum, qui s’est avéré l’une des PAM les plus motivantes pour les étudiants et les étudiantes, il a pour objet d’établir une Société de Toutes les Nations. Il s’agit d’une authentique consultation populaire d’autant plus démocratique que tous les humains, toutes les personnes et tous les groupes (nations, communautés religieuses, etc.) peuvent y souscrire, et ce, sur une période assez longue pour que tous les citoyens dans le monde puissent en prendre connaissance. 

Cependant, le bon citoyen doit-il, au moins à certains moments ou à certains endroits, utiliser la manière forte : critiques dures, manifestations avec casse, voire violence révolutionnaire? Voilà une question qui interpelle beaucoup de jeunes quant à la façon acceptable de manifester son désaccord. 

La PAM en tant que pédagogie du conflit constructif
On peut utiliser le terme « guerre » comme signifiant l’opposition violente dans laquelle deux protagonistes cherchent à se détruire mutuellement ou du moins à nuire de façon décisive à l’autre, en recherchant une situation gagnant/perdant, ce qui d’ailleurs aboutit souvent à perdant/perdant. Nous posons ici qu’une PAM est par nature une pédagogie du conflit constructif dans le sens où le but des protagonistes n’est pas la destruction ni l’amoindrissement de l’autre; ils essaient plutôt, au contraire, d’adopter autant que possible une attitude d’aide à l’endroit de l’autre allant dans le sens de son développement autonome.
 

La contestation telle qu’elle apparaît dans la société et parfois dans les milieux d’enseignement se tient quelque part entre la violence destructive et le conflit constructif. Or, lorsque la contestation vise à détruire ou à nuire, l’une des difficultés évidentes est que, faute de respect mutuel, la discussion n’est pas praticable. On n’entend pas ce que l’autre aurait à dire. En outre, il arrive dans les cas de contestation violente que l’on ait affaire à de l’« analphabétisme social » (François Galichet), ce qui fait que la prise de parole citoyenne ne peut plus s’exercer réellement. En termes de respect et d’irrespect (ou de mépris), cela revient à dire qu’il n’y a alors pas de respect des personnes en tant que telles, ni de respect des différences en tant que telles. Ainsi, en particulier, une femme battue par son conjoint n’est respectée ni en tant que personne égale à toute autre personne, ni dans sa différence de femme puisqu’à travers elle, toutes les femmes sont brimées. Des conclusions analogues pourraient être tirées par exemple de la différence blanc/amérindien, Serbe/Kosovar, etc.

Conclusion
Certaines innovations ont contribué à affranchir l’humain non seulement du travail pénible, mais aussi en ce qui concerne la conscience et le savoir. Certaines innovations auront permis à l’humain de se transformer profondément dans sa conscience de lui-même. C’est le cas notamment de celles de l’écriture, du livre et, peut-être, de l’Internet. Il nous faudrait sans doute accepter l’idée que nous ne savons pas encore qui « nous » pouvons être. L’un des buts du PAM est de nous y aider au moins quelque peu.

Pour ceux qui veulent approfondir ou aller plus loin :

Ces « pédagogies agissant sur le monde » se trouvent actuellement toutes basées sur mon site l’Agorathèque :http://agoratheque.yprovencal.ep.profweb.qc.ca/?page_id=1832, à l’exception du Référendum pour une Société de Toutes les Nations (http://touteslesnations.yprovencal.ep.profweb.qc.ca/ ). Une version plus longue du texte de cet article s’y retrouve; en voici l’adresse précise : http://agoratheque.yprovencal.ep.profweb.qc.ca/?page_id=3264.

Parmi ceux qui ont souligné le caractère éthique de la pédagogie, on peut se référer à Maria Montessori, à Jim Howden et à Marguerite Kopiec, ou à la pédagogie Freinet dont l’invariant no 28 se lit ainsi : « On ne peut éduquer que dans la dignité. Respecter les enfants, ceux-ci devant respecter leurs maîtres, est une des premières conditions de la rénovation de l’École. » Voir Célestin Freinet, Œuvres pédagogiques, Seuil, 1994. Tome 2 : Les invariants pédagogiques (1964).

Axel Honneth a montré le lien profond existant entre la reconnaissance d’une personne et l’autonomie de cette même personne. cf. Axel Honneth, La Lutte pour la reconnaissance, traduit de l’allemand par Pierre Rusch, publié par les Éditions du Cerf avec le concours de Inter Nationes, Bonn, 2000.

Charles Taylor a insisté sur l’importance de la reconnaissance des minorités telles que la nation québécoise. cf. Charles Taylor, Multiculturalism and The Politics of Recognition, Princeton University Press. Multiculturalisme, Flammarion, 1997.

La pédagogie du conflit a été développée notamment par François Galichet dans « Quelle éducation à la citoyenneté dans une société défective ? », L’éducation à la citoyenneté, Michel Pagé, Fernand Ouellet et Luiza Cortesao (Dir.), Sherbrooke, Éditions du CRP, 2001, et dans « Combattre l’analphabétisme social », dans Citoyenneté : une nouvelle alphabétisation, SCEREN, 2003, p. 11-22. 

N.B. : Je conseille aux enseignants et enseignantes en philosophie éthique ou politique d’utiliser tel quel le site de la PAM intitulée Référendum mondial pour une Société de Toutes les Nations pour un éventuel travail de longue haleine à soumettre au choix des élèves (par exemple, comme travail de mi-session). Pour ma part, j’ai cru bon de constituer des équipes dont l’un des rôles consistait à faire souscrire une ou plusieurs nations encore peu ou pas reconnues, telles que, par exemple, les nations amérindiennes (Innues, Mohawks, etc.). Il est remarquable de constater à quel point certains membres de ces nations ont été intéressés à cette démarche référendaire. Quelques-uns espèrent même que la STN supplante l’ONU en ce qui concerne la représentativité de la Société des Nations ! Quoi qu’il en soit, voici l’adresse du Référendum :http://touteslesnations.yprovencal.ep.profweb.qc.ca/).






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