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Un enjeu de société: comment définir la « personne handicapée » ?

Par Yvon Provençal , professeur de philosophie au Cégep de Granby–Haute-Yamaska

La plupart des intervenants en éducation le constatent : les institutions d’enseignement supérieur se dirigent vers quelque chose de jamais vu encore dans l’histoire du monde1.Ici, nous tenterons brièvement de voir venir certaines transformations qui affecteront la compréhension éthique et sociopolitique de la formation de la personne. Nous nous baserons sur certaines tendances lourdes de l’époque actuelle concernant cet enjeu, comprenant notamment l’idée d’inclusion de toutes les personnes mise de l’avant par le CRISPESH (Centre de recherche pour l’inclusion scolaire et professionnelle des étudiants en situation de handicap) et l’idée de la reconnaissance des personnes à partir du sens que lui donne le philosophe et sociologue Axel Honneth. Or ces termes, inclusion et reconnaissance, demeurent problématiques parce qu’ils peuvent faire l’objet d’une récupération par les pouvoirs dominants.

La formation de la personne « handicapée » au collégial

L’une des tendances a priori les plus prometteuses semble être celle qui est indiquée par le CRISPESH, dont l’actuel directeur, Thomas Henderson, proclame dans le titre d’un de ses articles :

« Pour tous, partout, de toutes les façons! La solution… L’INCLUSION »2

Ces mots de Henderson nous interpellent. Il ne s’agit pas seulement d’étendre au monde, par la grâce d’Internet, ce qui se faisait déjà localement en matière d’aide aux handicapés, mais d’une restructuration de notre conception même de l’inclusion humaine, notamment en reconsidérant l’enjeu de la définition du mot « handicap ». Plus la définition de ce mot est restrictive, plus de personnes seront délaissées par d’éventuelles mesures d’aide.

Par exemple, si la définition du mot handicap se limite au sens physiologique et médical, cela exclut une bonne partie de l’humanité de l’aide adressée aux handicapés non reconnus comme tels même s’ils présentent une autre sorte de désavantage. Une définition intéressante, par exemple, est celle du handicap non seulement médical, mais compris également en tant que « désavantage social dont la société est en partie responsable »3. L’inadaptation sociale et plusieurs sortes de privations peuvent alors être décrites en termes de handicaps, comme dans le cas des victimes du racisme, du sexisme, de l’homophobie, de l’intimidation scolaire, etc.

Cependant, en nous inspirant du titre-proclamation de Thomas Henderson, nous pouvons logiquement aller plus loin en redéfinissant le handicap comme tout désavantage culturel, familial ou personnel qui entrave une personne dans son développement autonome 4. Ce peut être une entrave culturelle, morale ou religieuse, ou autre, faisant obstacle à l’accessibilité scolaire en termes de genres, homme ou femme, ou en termes d’appartenance à un groupe minoritaire ou, plus généralement, un groupe humain dominé par un autre 5. La notion devient donc aussi bien physiologique que socioculturelle ou politique, sans exclusion de sens envers quiconque est empêché de se développer dans son autonomie, et cela, à l’échelle du globe. Ainsi l’éducation, notamment collégiale, devrait être substantiellement transformée dans la façon dont on y accède et dans la façon dont on en comprend les enjeux citoyens. Les handicapés deviennent alors tous ceux qui ont besoin d’abord d’une reconnaissance de ce qu’ils sont et de leurs conditions de vie, ce qui fait beaucoup de personnes dans nombre de groupes. C’est l’idée de l’ « inclusion intégrale » appelant une « reconnaissance intégrale ».

Société du respect ou société du mépris ?

Le thème de la reconnaissance a servi à fonder ou justifier plusieurs luttes sociales dans les dernières décennies, notamment en ce qui concerne les droits des femmes, des Noirs, des autochtones ou des gais. Cependant, d’un point de vue progressiste, il y a là une ambiguïté. La reconnaissance, au sens d’admission de l’existence et de la valeur de l’autre, n’équivaut-elle pas à la récupération par l’ordre social dominant ? Plus particulièrement, la formation de la personne qui a la chance d’être reconnue au collégial québécois sert-elle d’abord les intérêts des plus dominants ?

Les réflexions d’Axel Honneth, dans son ouvrage La société du mépris, peuvent ici nous servir de références de base. Honneth explique ce que peuvent être les fausses reconnaissances en donnant d’abord quelques exemples évidents. Ainsi l’oncle Tom, loué pour son obéissance, ou la mère de famille, louée par l’Église 6. Dans les pays les plus démocratiques, la reconnaissance obtenue actuellement par les personnes qui ont accès à l’éducation ne semble pas faussée de façon aussi flagrante. Il demeure que, dans le monde, nombre de Noirs ou de femmes dans le besoin, par exemple, ne connaissent pas l’émancipation sociopolitique. En somme, le progrès serait plus apparent que réel parce qu’il ne tient pas compte de l’identité choisie par la personne dans son autonomie.

Si, cependant, l’idée de la reconnaissance intégrale a un sens, toutes les personnes auront droit à la pleine reconnaissance de leur différence, qu’il s’agisse des Noirs ou des femmes maltraitées ou vivant sous le seuil de la pauvreté, ou de groupes d’autochtones délaissés par le système administratif de gouvernements plus ou moins démocratiques, ou de tous les autres qui, un peu partout à l’échelle du monde, ne sont pas reconnus dans leur autonomie concrète 7.

Nous cherchons ici à prendre la reconnaissance des autres en son sens le plus large, le plus généreux et, dès lors, le plus exigeant. Ce sens est posé comme celui de la reconnaissance de l’identité de toute personne, c’est-à-dire dans son appartenance à un groupe qui est le sien. Alors la reconnaissance, à partir de celle d’Axel Honneth, vient rejoindre l’inclusion au sens pris au mot de Thomas Henderson dans le sous-entendu de sa proclamation « Pour tous, partout, de toutes les façons », vers une société de respect et non de mépris. 

Pour ceux qui veulent approfondir ou aller plus loin :
Le thème philosophique de la reconnaissance a été développé notamment par Hegel et, de nos jours, surtout par les philosophes Axel Honneth et Charles Taylor. Hegel a fait de la reconnaissance un concept ontologique (G. W. F. Hegel, La phénoménologie de l’esprit, « Conscience de soi », trad. française par B. Bourgeois, Paris, Vrin, 2006, p. 191 et suiv.). Axel Honneth a montré le lien profond existant entre la reconnaissance d’une personne et l’autonomie de cette même personne (cf. Axel Honneth, La Lutte pour la reconnaissance, traduit de l’allemand par Pierre Rusch, publié par les Éditions du Cerf avec le concours de Inter Nationes, Bonn, 2000), et Charles Taylor a insisté sur l’importance de la reconnaissance des minorités telles que la nation québécoise (cf. Charles Taylor, Multiculturalism and The Politics of Recognition, Princeton University Press. Multiculturalisme, Flammarion, 1997). Il faut préciser, aussi, que la reconnaissance effective n’est pas seulement une reconnaissance de principe, c’est-à-dire qu’elle n’est pas seulement une valeur universelle, mais qu’elle est en fait une reconnaissance effectivement constatable. La reconnaissance des groupes est expliquée notamment sur cette page du Référendum pour la reconnaissance de toutes les nations : http://touteslesnations.yprovencal.ep.profweb.qc.ca/?page_id=94.

Afin de mieux saisir l’idée de respect de la différence, on peut se référer à Martin Heidegger, qui voit celle-ci originairement comme une différence entre l’être et l’étant, à Emmanuel Levinas qui y a voit plutôt une transcendance de la personne, d’après la différence entre totalité et infini, et à Jacques Derrida qui l’a écrite « différance », en en faisant un impensé de la philosophie. Cf. Alfredo Gomez-Muller, « DIFFERENCE, philosophie », Encyclopaedia Universalis, en ligne 29 fév. 2012. Cette idée, dans la mesure du possible, se trouve expliquée, illustrée et documentée dans mon site Agorathèque : http://agoratheque.yprovencal.ep.profweb.qc.ca/?page_id=3298
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1 Ainsi Dick Van Damme, Directeur du CERI (Centre pour la recherche et l’innovation dans l’enseignement; organisme lié à l’OCDE), prévoit des bouleversements : « L’avenir de l’éducation au cours du 21ème siècle devra dépasser la simple expansion quantitative. Faire la même chose “en plus grand” ne suffira pas. Organiser et favoriser l’apprentissage de façon efficace va requérir imagination, créativité et innovation.» Cf. http://www.oecd.org/fr/sites/educeri/38446921.pdf ).

2 Thomas Henderson, « CRISPESH : Pour tous, partout, de toutes les façons! La solution… L’INCLUSION », Portail du réseau collégial, avec la collaboration de Marie Lacoursière; 22 août 2012.

3 Académie de Lyon, regroupement d’établissements scolaires en France : http://www2.ac-lyon.fr/etab/ien/rhone/st_priest/spip/IMG/pdf/Historique.pdf

4 Le dictionnaire Larousse va même plus loin puisque l’une des définitions qu’il donne du handicap est « Désavantage quelconque ».

5 Il faut préciser ici que le respect des groupes et des cultures n’exige pas le maintien de ses caractéristiques culturelles ou morales, mais la possibilité effective pour le groupe de les faire évoluer (cf. note 7).

6 Voir Axel Honneth, La société du mépris. Vers une nouvelle théorie critique, Paris : La Découverte, 2006, 2008 ; p. 245-248. Honneth fait allusion au roman de Harriet Beecher Stowe, La Case de l’oncle Tom (1852).

7 L’autonomie concrète est ici comprise comme l’autonomie de la personne dans son identité, c’est-à-dire comme l’autonomie de la personne mais aussi l’autonomie de son groupe identitaire d’appartenance, qu’il s’agisse d’une nation ou d’un autre groupe d’appartenance. Voir mon article « Une nouvelle pédagogie de l’action citoyenne sur le monde? » Portail du réseau collégial, 25 mars 2013 (http://www.lescegeps.com/pedagogie/approches_pedagogiques/une_nouvelle_pedagogie_de_laction_citoyenne_sur_le_monde ).

Yvon Provençal
Département de philosophie
Cégep de Granby – Haute-Yamaska

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Notice biographique :

Diplômé de l’Université de Montréal en philosophie (Ph. D.) et en physique (M. Sc.), Yvon Provençal enseigne la philosophie au Cégep de Granby–Haute-Yamaska depuis 1990. Il a publié notamment le manuel d’éthique et politique Projet Respect. Critique de la morale et des moeurs politiques et l’essai philosophique Le Dieu imparfait. Essai de philosophie pour notre temps. En outre, il a travaillé depuis l’an 2010 sur ce qu’il appelle des « PAM », c’est-à-dire des pédagogies en action sur le monde, lesquelles sont publiées sur son site l’Agorathèque. Enfin, il a lancé le mouvement MÉMO (Mouvement éthique mondial) et, avec des collègues, mis sur pied un nouveau type de référendum, qui porte sur l’établissement d’une Société de Toutes les Nations






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