Nouvelles

L’intelligence artificielle ou l’aboutissement de la technique moderne

Texte gagnant du concours Philosopher qui se tient dans le réseau collégial.

Laurent McDufft, étudiant au cégep du Vieux Montréal

11 janvier 2020

    Le Devoir de philo/Histoire

Dans la rubrique Le Devoir de philo, nous publions annuellement une version abrégée du texte gagnant du concours Philosopher qui se tient dans le réseau collégial. Pour l’édition 2019, la question était « Comment vivre avec l’intelligence artificielle ? ».

La légende du Grand Inquisiteur chez Dostoïevski a marqué les annales de la littérature mondiale. Des générations de lecteurs furent sidérées par le récit qu’Ivan, sous les vapeurs capiteuses de l’alcool, propose à son frère Aliocha. Que dit-il en somme ? Eh bien, que la liberté n’est autre chose qu’un fardeau insoutenable. Voilà pourquoi l’humain cherche sempiternellement à s’en dessaisir ; l’obéissance sied plus au commun des mortels, car elle lui évite d’être responsable. D’où la pléthore d’idoles qui pullulent dans l’Histoire censées, souvent symboliquement, d’indiquer la bonne voie à suivre. Or ces idoles, que ce soit des veaux d’or ou des déités transcendantes, s’accompagnent d’une caste — l’élite religieuse — dont la fonction est d’énoncer la vérité. De la Pythie, messagère d’Apollon aux oracles sibyllins, aux ecclésiastiques, interprètes de la vie du Christ, cette caste a pris sur ses épaules la charge de la liberté humaine.

Ainsi, partout et de tout temps, il y a eu ce tropisme humain, trop humain, de s’aliéner ce qui nous constitue foncièrement : notre libre arbitre. Cette constante a pris de multiples visages au gré des époques et nous sommes à l’orée d’une nouvelle ère : celle où nos artefacts deviendront ces puissances alèthéiques — rôle qui, jusque-là, était réservé à un groupe d’initiés. L’intelligence artificielle (IA) est vouée à prendre ce relais. Promise à investir tous les domaines, cette technologie est la nouvelle modalité de notre servitude volontaire.

Succédané à l’élite religieuse, l’IA est ce dispositif alèthéique — du grec alètheia, c’est-à-dire la « vérité » — appelé à instaurer un nouveau régime de vérité. Précisons : vérité, et non exactitude. Car l’exactitude repose sur la justesse d’une équation, d’un énoncé, en restituant « un état objectif », alors que la vérité suppose une action correspondante. Elle possède un caractère performatif. L’âge dans lequel nous entrons de plain-pied — ce nouveau régime de vérité — se décline en cinq propriétés : son omniprésence, son origine unique — exit l’appréhension plurielle des choses —, son instantanéité, son esprit utilitariste et sa transcendance. Omniprésence puisque l’IA, à la source de l’alètheia algorithmique — tel que Sadin, dans L’intelligence artificielle ou l’enjeu du siècle, a baptisé ce régime de vérité inédit —, est une technologie de l’intégral, c’est-à-dire qu’elle s’immiscera dans toutes les sphères d’activités humaines. Origine unique puisque c’est l’IA, seule, qui proférera la vérité. Instantanéité puisque la vitesse de traitement des données est quasi infinie pour un système dit « intelligent » ; ce qui de facto exclut l’examen humain, le temps de réflexion, la cogitation, etc. Esprit utilitariste puisque la visée essentielle de l’IA (son télos) est l’optimisation des choses humaines ; l’IA applique la logique du rasoir d’Occam — l’économie de principes, de ressources — afin d’arriver au meilleur résultat, au résultat le plus utile. Transcendance puisque les dispositifs à la base de l’alètheia algorithmique sont dotés d’une autorité sur l’individu lambda — du fait de leur expertise — qui dissipe tout écart. Et, chose inouïe : le régime de vérité algorithmique, a contrario des régimes de vérité qui l’ont précédé — s’imposant par coercition ou par séduction —, s’est implanté à partir de l’évidence. Évidence de la supériorité de la machine sur l’humain.

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