Articles

Devenir un collège virtuel en 14 jours

Par Alain Lallier

Entretien avec John Halpin, directeur général du Collège John-Abbott

 

En 14 jours, le Collège John-Abbott a transformé en réalité virtuelle l’enseignement supérieur traditionnel d’un des plus grands collèges de la province. Il a réussi à redémarrer les activités pédagogiques aussi tôt que le 30 mars. Nous avons échangé avec son directeur général à propos de cet exploit.

Monsieur Halpin affirme que le 30 mars tous les cours étaient offerts. Rappelons que les cégeps avaient obligatoirement fermé leurs portes le 13 mars. Le directeur reconnaît la grande variabilité de l’offre de cours. « La réalité du professeur d’éducation physique diffère de celle du prof d’anglais. » Au moment de l’entrevue téléphonique, six jours s’étaient écoulés. Une rencontre tenue la veille avec l’ensemble des coordonnateurs de programme lui permettait d’affirmer que tout allait très bien. Ce qui lui donnait espoir de voir la session se terminer. La fin du calendrier scolaire remanié est prévue pour la fin mai.

La majorité des cours en ligne ?
La direction demande aux professeurs de faire au minimum un contact virtuel avec les étudiants par le biais de Microsoft Teams, et le collège conserve le même horaire. Les professeurs savent ainsi que les étudiants sont disponibles. Certains enseignants font toutes leurs heures en ligne. D’autres, une ou deux heures avec travaux sur classe électronique. Selon les disciplines, les modalités peuvent varier, certaines se prêtant mieux que d’autres à l’interaction virtuelle en synchrone. À titre d’exemple, pour un cours d’anglais, on peut demander aux étudiants de faire des lectures en formant des sous-groupes qui entrent en interaction.

La chance de compter sur des infrastructures existantes
Pouvoir réagir aussi rapidement a été rendu possible grâce aux infrastructures déjà existantes, comme l’application Léa, un environnement de communication Prof-Étudiants intégré à Omnivox. Cette approche permet à chaque enseignant de diffuser aisément de l’information à ses classes, d’interagir avec les étudiants. Avec l’achat de la suite Office Microsoft 365, les collèges ont disposé gratuitement du logiciel Microsoft Teams.

« Nous avions commencé à l’utiliser en rencontres virtuelles au niveau de l’administration. Une fois les outils mis en place, nos conseillers pédagogiques ont dû faire de la formation virtuelle afin que les professeurs puissent les utiliser correctement. Faire en sorte que 600 enseignants puissent adapter tous leurs cours en deux semaines seulement fut un réel défi bien relevé. Nous avons aussi bénéficié de multiples échanges virtuels (MEES, Fédérations des cégeps, Regroupement des cégeps de Montréal, English Colleges Steering Committee…), et la grande collaboration de nos collègues dans le réseau collégial, pour nous guider et nous donner confiance que nous allions dans la bonne direction. »
(NOTE : Depuis, Skytech a adapté une version Zoom permettant la mise en forme des classes virtuelles.)

Préparer plus de 500 ordinateurs
Avant que l’interdiction de venir au collège chercher ses notes et son ordinateur ne soit en force, le collège a permis aux professeurs et aux étudiants de les récupérer en respectant les consignes sanitaires mises en place. Des horaires de cueillettes ont été organisés. Le collège avait de plus, avant la fin mars, mis en branle un programme de prêts d’ordinateurs pour les professeurs et les étudiants qui en avaient besoin. Suite à la consigne ministérielle du 1er avril interdisant la venue au collège, un système de livraison à domicile a été mis en place avec la contribution des employés. « Nous appelions l’étudiant; sonnions à la porte où l’ordinateur était déposé et ramassions l’acceptation écrite de l’appareil qui lui était livré. »

Réagir et s’organiser rapidement
Dès la fin février, la direction a établi une équipe de crise composée de l’ensemble des adjoints académiques et des directeurs. Les rencontres avaient lieu quotidiennement en face à face et furent converties par la suite en mode virtuel. Dès la semaine du 16 mars, le collège avait logé une commande de 150 portables juste avant que les stocks ne soient épuisés.

Et pour les cours en laboratoires ?
Les souplesses introduites au Régime des études collégiales (REC) par le ministère dans la reconnaissance des acquis de compétences ont aidé les professeurs à trouver de nouvelles formules pédagogiques. Les pondérations accordées aux heures de laboratoires ont été converties en travaux, visionnements de vidéos et simulations. « Il faut créer de nouvelles façons de reconnaître les compétences, explique John Halpin, et beaucoup de travail reste à faire pour y parvenir. En ce moment, nos coordonnateurs de programmes proposent des solutions qui nous permettront d’attester de l’acquisition de ces compétences pour la grande majorité de nos étudiants. Certains sont cependant dans des situations particulières. Par exemple, plusieurs de nos étudiants inuits sont retournés dans le Nord où l’internet n’est pas accessible. Nous n’avons pas tenté de résoudre tous les problèmes pour redémarrer. Dans une crise, il faut se concentrer sur la majorité. Au fil des jours, nous avançons en réglant de plus en plus de cas. »

« Il faut créer de nouvelles façons de reconnaître les compétences, explique John Halpin, et beaucoup de travail reste à faire pour y parvenir."

Le collège a relancé promptement tous les services aux étudiants, conseillers et psychologues. Tous travaillent de façon virtuelle. Les rendez-vous sont conservés. « C’est sûr que pour les étudiants confrontés à la COVID-19 dans leur maison, la santé demeure une priorité au détriment de leurs études.  Par ailleurs, la Fondation du Collège John Abbott a créé un fonds de dépannage pour les étudiants qui sont confrontés à des difficultés financières durant cette crise.»

La culture de John-Abbott d’un précieux secours
Dans la gestion de cette crise, John Halpin estime que la culture de John-Abbott joue un rôle important. Les relations avec les associations de professeurs, d’étudiants, de professionnels et des employés de soutien s’inscrivent à l’aune de la collaboration. « Nous avons depuis quatre ou cinq ans encouragé la mise en place d’activités sociales rassembleuses et travaillé avec nos psychologues à établir un environnement constructif et positif. Notre philosophie était de dire : si le monde est heureux au travail, il sera productif. Nous avons implanté des programmes et mis en place des formations pour nos gestionnaires. En période de crise, nous avons réalisé que nous n’aurions pas fait ce que nous avons fait, sans avoir investi au préalable en cette manière. Transformer un collège d’un jour à l’autre en mode virtuel suppose beaucoup de confiance envers les collègues. Se connaître comme gestionnaire et comme individu permet une communication beaucoup plus étroite et limpide et rend la mise en forme plus facile. C’est ce qu’on appelle faire "à la John-Abbott". Les consultations sont bien sûr nombreuses, mais s’accompagnent de relations humaines solides. La transparence est là parce que nous avons cultivé ces relations. »

"Transformer un collège d’un jour à l’autre en mode virtuel suppose beaucoup de confiance envers les collègues."- John Halpin, directeur général, John-Abbott

53 500 pièces de matériel médical pour la communauté des soins de santé
Du personnel des programmes Soins paramédicaux, Soins infirmiers, Hygiène dentaire, Biologie, Chimie, Production biopharmaceutique et du Centre de santé ont préparé plus de 53 500 articles d’équipement médical, tels masques N95, masques de procédure, gants, blouses et désinfectant et les ont expédiés aux premières lignes de soins de santé au CIUSSS de l’Ouest-de-l’Île de Montréal.

Une leçon de gestion
En rétrospective, John Halpin évalue que l’attitude de son équipe fut de dire: nous sommes dans une situation de crise; il faut accepter qu’il y ait un grand nombre de choses que nous ne contrôlons pas. Nous allons nous concentrer sur ce qui peut être contrôlé. Cette façon de voir a été la bonne. « En situation de pandémie, nous entrons dans une zone inconnue. Nous avons fait beaucoup de formation au cours des dernières années sur la gestion de crise. Nous nous préparions plus à des situations d’intrusion avec des armes comme on en voit dans d’autres pays. Nous avions déjà travaillé à mettre en place les lignes de communication et un poste de contrôle. Nous avons rapidement utilisé cette formation. Mais, l’essentiel pour nous demeure le succès de nos étudiants. Notre mot d’ordre: il faut être flexible  et créatif devant l’incertitude. Les choses changeaient rapidement. Nos services de communications, de conseil pédagogique et d’informatique ont en particulier fait un travail colossal et ils ne sont pas les seuls. En résumé, il faut communiquer rapidement et être clairs sur ce qu’on sait et ce qu’on ne sait pas, et ce, à l’image de notre gouvernement québécois. »

"Nous sommes dans une situation de crise; il faut accepter qu’il y ait un grand nombre de choses que nous ne contrôlons pas. Nous allons nous concentrer sur ce qui peut être contrôlé." - John Halpin

Une crise qui est aussi une opportunité
Cette crise n’a pas que des effets négatifs. « Ça fait dix ans que nous regardons ce qui est possible en enseignement virtuel. L’opportunité est sur la table. Nous nous sommes dit: nous allons courir et on verra. Peut-être qu’il sera difficile de revenir à la situation antérieure. Il y aura des profs qui diront: si ça peut être efficace, puis-je m’en servir une fois par semaine? Ou lors d’une tempête de neige, nous pourrions ne pas suspendre les cours et fonctionner à distance. Il est évident que l’enseignement virtuel n’est pas une panacée, mais c’est un outil parmi d’autres. Le cours en classe est important surtout pour la santé mentale de nos étudiants. Ils ont besoin d’interrelations humaines. Nous allons apprendre de cette crise. Nous sommes en enseignement et si nous ne sommes pas prêts à apprendre, nous ne sommes pas dans le bon domaine. »

"Nous sommes en enseignement et si nous ne sommes pas prêts à apprendre, nous ne sommes pas dans le bon domaine. » - John Halpin

Un mot de la fin en forme d’anecdote
John Halpin termine l’entretien avec l’anecdote suivante :
Quand il était membre de l’exécutif chez Pratt & Whitney en 2001, quelques jours après l’évènement du 11 septembre, lors d’une rencontre où on s’employait à rapatrier des milliers d’employés, un des vice-présidents avec beaucoup d’expérience a dit à la fin de la réunion: « Nous avons une grosse opportunité qui s’offre à nous en ce moment. Ça fait longtemps que nous voulons lancer de nouveaux programmes pour les nouveaux jets exécutifs. La réalité de ce qui vient de se passer, c’est qu’il va y avoir beaucoup de monde qui ne voudra pas prendre le risque des vols commerciaux. Ce marché-là va exploser. Donc, il faut lancer rapidement ces programmes. » C’est ce que la compagnie a fait avec grand succès. John Halpin conclut : « Ce qui m’avait frappé, c’est qu’en pleine crise, il y avait quelqu’un qui s’était mis à penser aux ouvertures qui s’offraient. Je m’en suis toujours souvenu. Aussitôt au début de la crise, nous nous sommes demandé quelles étaient les opportunités qui se présentaient. L’opportunité qui se présente pour nous, c’est d’avancer dans la formation à distance pour comprendre ce qui est possible et voir où se trouve la valeur ajoutée et où il n’y a pas de valeur. Nous allons apprendre. »