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Le français langue seconde ou langue secondaire?

Une entrevue avec Philippe Gagné, chercheur et enseignant de français langue seconde au Cégep Vanier

Le 27 août dernier, M. Philippe Gagné publiait une lettre d’opinion dans le journal Le Devoir sous le titre : « Le français langue "secondaire" » où il affirme que : «la majorité des élèves qui ont fréquenté les écoles anglophones au primaire et au secondaire n’ont pas le niveau requis pour travailler en français à leur arrivée au cégep. Nous le savons d’expérience, ce faible niveau de maîtrise se maintiendra à peine avec nos deux cours obligatoires de 45 heures, et diminuera dans certains cas. Combien de temps le français peut-il demeurer une langue secondaire pour les étudiants du secteur anglophone du Québec avec l’assentiment du gouvernement? » Le Portail s’est intéressé à cette problématique dont on parle peu dans l’actualité. Pour nous aider à mieux comprendre la situation, M. Gagné a accepté de nous accorder une entrevue.

Mesurer objectivement le niveau de maîtrise.
Monsieur Gagné est affirmatif : « Plus de la moitié des étudiants qui obtiennent un diplôme n’ont pas le niveau nécessaire en français dans un contexte de travail tant à l’oral qu’à l’écrit, et ce, après avoir suivi deux cours obligatoires en français langue seconde au collégial. Comme on ne détermine pas le niveau de maîtrise en français des élèves, la base d’évaluation du constat, c’est l’expertise du milieu. Nous évaluons la compétence liée à ces cours, mais nous n’avons pas une mesure objective du niveau de maîtrise pour chacun des élèves sur une échelle précise, une lacune pour bien comprendre la situation. » 

Le ministère de l’Immigration et des Communautés culturelles a une échelle de niveau de maîtrise à douze échelons, qui inclut des descripteurs des performances des élèves. «Nous avons adapté cette échelle pour le collégial en la calibrant avec les performances dans les collèges anglophones. On a fait la même chose en anglais langue seconde avec les collèges francophones. Si on pouvait mesurer tous les élèves sur cette échelle-là ou un échantillon représentatif, nous aurions des données beaucoup plus précises. »
Quatre cours de niveaux différents sont offerts aux élèves. Les niveaux 1 et 2 sont les niveaux où il y a le plus de problèmes. Monsieur Gagné explique : « les élèves qui sont inscrits au niveau 1 ne peuvent pas travailler en français. Ce qu’il faut savoir, c’est que ce niveau était un niveau transitoire au moment de la création de ces cours en 1994-95 qui devait disparaître en 1997, mais il y avait tellement d'élèves qu'on en a fait un niveau crédité. À Vanier, 50 % des élèves sont classés aux niveaux 1 et 2. Au niveau 2, les élèves seront capables de fonctionner à l’oral. Ils vont comprendre et pouvoir s’exprimer. L’écrit sera très faible. Or les finissants des cégeps, une fois sur le marché du travail, seront formés pour occuper des emplois qui nécessitent une maîtrise de l’écrit qui dépasse largement celle des niveaux 1 et 2. Il ne faut pas se surprendre qu’il n’y ait pas de progrès avec seulement deux cours de 45 heures dans une formation globale de deux ans ou trois ans. C’est à peine si on arrive à maintenir un niveau avec ces élèves. D'autant plus que la plupart d’entre eux ne suivent pas la séquence prévue par leur cheminement scolaire, car les collèges ne les forcent pas à le faire. Ils vont suivre un premier cours et ils vont repousser la passation du deuxième à la fin de leurs études. Il va y avoir un an ou trois ou quatre sessions entre les deux cours. Ils ont le temps de perdre le peu qu’ils avaient acquis à leur entrée. Pour plusieurs élèves, il y a même une baisse du niveau par rapport à leur entrée. Nous voudrions qu’il y ait quatre cours à la grille programme afin que le français soit présent dans l’horaire de l’élève chaque session. Il faut rappeler que ce sont des élèves qui ont généralement reçu 11 ans de formation en français langue seconde ».  

Qu’en est-il de leur motivation? « Ces étudiants sont de très peu à pas du tout motivés. La motivation est externe. La motivation extrinsèque vient du fait que c’est obligatoire. Si ce n’était pas obligatoire, plusieurs ne seraient pas là. Dans un cours de niveau 1, on retrouve deux types d’élèves: celui qui a suivi des cours de français depuis 11 ans et qui en a marre et celui récemment arrivé au Québec, dont la courbe d’apprentissage est encore en pleine montée et qui est intéressé. Ce dernier est motivé. L’autre a plafonné. Ils se retrouvent côte à côte. Au regard de la motivation, cela donne des cours très hétérogènes. Chez les élèves en science, on constate un intérêt plus grand, motivé par la nécessité d’obtenir des notes élevées. C’est une motivation extrinsèque, mais qui fonctionne. Pour la grande majorité, la motivation n’est pas très forte et, dans certains cas, elle est nulle. On peut même parler de résistance. » 

Pour motiver les élèves, les enseignants misent sur la préparation des activités, le choix des textes, sur des cours dynamiques et vivants avec des approches pédagogiques stimulantes. Ce sont les seuls ressorts qu’ils possèdent. « Généralement, ça fonctionne relativement bien. Mais, c’est clair que c’est un combat. Le contexte social n'aide pas. Regardez l'actualité: Michael Applebaum veut être candidat à la mairie, mais on entend des voix dire qu'il ne maîtrise pas assez le français pour être maire de Montréal. Ce critère d'évaluation est arbitraire. Qui a établi le niveau seuil pour être maire? Personne. Quel signal envoyons-nous aux jeunes anglophones quand on sait que le niveau de M. Applebaum est “intermédiaire-avancé" sur l'échelle du MICC à l'oral? Qu'il faudrait parler sans accent comme un natif pour être maire. Stimuler la motivation de jeunes adultes dans ce contexte est un sacré défi. » [M. Applebaum a depuis été élu maire en remplacement de Gérard Tremblay]

« La priorité à l’anglais intensif en 5e et 6e année pour les francophones est contestable »
Monsieur Gagné considère que la priorité accordée à l’anglais en 5e et 6e année pour les francophones est contestable. «Elle est même inapplicable : il suffit d’en parler aux intervenants dans les écoles primaires. Plusieurs directions d’école affirment qu’ils ont déjà de la difficulté à suivre le programme en français. On ne va pas leur mettre un six mois d’anglais intensif en surplus. C’est faisable dans un milieu favorisé avec une implication soutenue des parents quatre à cinq heures par semaine. Faire une sixième année en quatre ou cinq mois, ce n’est pas évident pour tous les élèves. Cela dit, je me suis prononcé contre l'anglais intensif surtout pour dire: attention, si on veut améliorer l'apprentissage d'une langue seconde au Québec, concentrons-nous sur le français, car nos résultats sont tout aussi insatisfaisants et ça devrait être notre priorité».  

Comment améliorer cette situation? Pour Philippe Gagné, augmenter le nombre de cours au collégial semble la solution à envisager. « Une mesure qui ne résoudrait pas tout, mais qui donnerait un signal clair aux élèves quant à l’importance du français au Québec : ce n’est pas une langue secondaire. Il faudrait idéalement fixer un standard de sortie : on dirait ainsi aux élèves qu’ils doivent avoir atteint à la fin des études collégiales le niveau 2 de nos cours, comme cela devait être lors de la réforme de 94-95 et comme cela a été proposé, mais refusé en 2005. Il ne devrait pas y avoir de niveau 1 qui soit terminal. Il faudrait leur donner les cours jusqu’à ce qu’ils atteignent le standard de sortie. Si ce message était lancé à tout le monde, les parents du secteur anglophone sauraient qu’ils ont un travail à faire. Une motivation à stimuler leurs enfants bien avant 17 ou 18 ans à être davantage fonctionnels qu’ils ne le sont actuellement ».
« Au cours des 18 dernières années, l'occasion de fixer un standard de sortie a été ratée trois fois par les administrateurs de cégeps et le ministère : en 1997, en 2005 et l’an dernier avec la morte-née Épreuve de langue seconde des collèges du Québec. Ils n’ont pas intérêt à ce que ça existe, puisqu’ils auraient à jongler avec 30 % des étudiants qui n’arrivent pas à atteindre le niveau 2 en langue seconde en français ou en anglais. Nous avons l’instrument de mesure et on peut statuer sur un niveau de maîtrise. Dans un sondage mené auprès des administrateurs, 50 % des directeurs des études étaient favorables au projet et à l’inscription du niveau de maîtrise dans le bulletin des élèves. On a même commencé à le faire, mais le MELS a mis fin à cette pratique l’an dernier, car pour qu'une épreuve soit uniforme, elle doit avoir un seuil de réussite. Si l'on continue de refuser le standard de sortie, il faudrait changer les règles pour que nous puissions tester des échantillons représentatifs d'élèves et obtenir des données à cet égard. Comment pouvons-nous comprendre la situation en vue de l'améliorer sans données sur le niveau de maîtrise de la langue dans chaque habileté langagière (lire, écrire, parler et écouter)? Nous avons tout ce qu'il faut: un référentiel, un instrument de mesure et des experts. Il ne manque que la volonté ministérielle.»

Favoriser l’inscription des jeunes anglophones dans les programmes d’immersion précoce
S’il avait un conseil à donner au ministère de l’Éducation, Philippe Gagné proposerait de favoriser l’inscription des jeunes anglophones dans les programmes d’immersion précoce. « Dans ces programmes, on inscrit les élèves de la première à la troisième année en français. Ils feront 4, 5 et 6 en anglais. Ils arrivent au secondaire beaucoup plus forts que les autres. Une fois au cégep nous pouvons les inscrire dans les niveaux 2 ou 3. Il faudrait faire un peu plus de recherche à cet égard, mais on remarque déjà une différence nette lorsqu’ils ont fréquenté les écoles d’immersion. Encore là, ça demande un fort engagement des parents. Par ailleurs, il faut faire de la recherche en français langue seconde au collégial. Et ça, c'est aux enseignants de le faire. Nous avons récemment créé le Groupe de recherche intercollégial en didactique des langues."

Est-ce qu’une solution au problème ne devrait pas d'abord s’adresser à ceux qui ont de la difficulté à atteindre un certain standard plutôt qu’à tout le monde?
« Une bonne partie de nos élèves viennent du secteur francophone, mais eux aussi doivent être en contact avec le français dans des cours où on exige rigueur et réflexion. Au niveau 3 surtout où les lacunes à l'écrit sont manifestes, mais aussi au niveau 4 pour maintenir le niveau, voire l'améliorer. Parmi ces derniers, quelques-uns réussiraient l’épreuve uniforme en français après deux ans de collégial anglophone. Ils sont forts. Ils sont là pour apprendre l’anglais, mais même pour eux 90 heures de français dans un DEC sont insuffisantes pour progresser sur le plan de la réflexion dans la langue commune du Québec .»

Comment la présence d’un nombre important d’étudiants venant du secteur scolaire francophone colore-t-elle la vie du collège? « La fréquentation des collèges anglophones par les francophones et par les étudiants issus des communautés culturelles a augmenté au cours des dernières années. C’est sûr qu’il y a un impact sur la langue d’usage dans les corridors. C’est une bonne chose pour les échanges interculturels avec la communauté anglophone de souche. Les départements de français langue seconde dans les collèges anglophones sont extrêmement dynamiques pour offrir aux élèves des activités liées à la langue : des concours de nouvelles, une Semaine de la francophonie, un club de lecture, une nuit d'écriture, des groupes de conversation, etc. Autre exemple, une de mes collègues, Catherine Duranleau, va accompagner 6 étudiantes de Vanier qui vont participer au Prix Goncourt des Lycéens 2012; une première pour un cégep anglophone. Nous essayons de faire le maximum afin que le français rayonne ». 

Comment envisage-t-il le projet du nouveau gouvernement de réaménager la loi 101 pour limiter l’accès des francophones et des allophones au cégep anglophone? « Je défends toujours le principe cher à René Lévesque qui stipule que l’on devait forcer les enfants à fréquenter un parcours scolaire français, mais qu'une fois rendu à l’enseignement supérieur, auprès d’adultes, ça devient difficile à justifier. Mais, cette position prend également en compte les efforts qu’il faut déployer pour s’assurer que les élèves anglophones acquièrent une maîtrise suffisante du français avec un standard de sortie qui en assure l'atteinte. Si nous appliquons la loi 101 au collégial, on va vider les collèges anglophones des allophones et des francophones qui ont déjà atteint le standard de sortie, mais qui doivent garder un lien solide avec le français, d'où l'augmentation de l'offre de cours. Les anglophones, eux, vont rester. On ne va pas plus et mieux les aider. Ils ne vont pas plus parler français et seront cantonnés dans un silo linguistique. On va faire disparaître la dimension importante des échanges interculturels. Ce sera une perte. Pour les francophones et les allophones, dire qu’ils vont perdre leur français après deux ou trois ans de fréquentation d’un cégep anglophone m’apparaît exagéré. Le Conseil supérieur de la langue française partage cet avis. Ils seront simplement bilingues et c'est d'ailleurs ce que beaucoup de gens cherchent, améliorer l'anglais des francophones. Étendre la loi 101 au collégial est un remède de cheval qui va diviser tout le monde, francophones inclus qui ont compris qu'on pouvait devenir parfaitement bilingue dans un cégep anglophone. Est-ce que quelqu'un au PQ a tenté d'évaluer les impacts liés à cette idée? Sur le plan financier, ça coûtera une fortune. Sur le plan social, ça créera des tensions importantes. Sur le plan légal, ce sera contesté vivement et probablement par des francophones! Si l'objectif est de favoriser l'apprentissage du français et d'enrichir les échanges culturels en français, ma position coûtera beaucoup moins cher, ne créera pas de tension puisqu'elle est déjà soutenue par plusieurs administrateurs de cégeps anglophones et ne sera pas contestée devant les tribunaux. 

"Nous avons plutôt besoin d'idées ambitieuses et mobilisatrices. Par exemple, pourquoi ne pas offrir un crédit d'impôt lié à la performance en langue seconde? Tant les francophones que les anglophones pourraient s'en prévaloir. C'est toujours une motivation extrinsèque, mais à partir du moment où l'apprenant commence à ressentir qu'il s'améliore, en d'autres mots que son sentiment d'efficacité personnelle augmente, qu'il sent qu'il peut s'améliorer et qu'il va en tirer quelque chose (et pas seulement de l'argent), sa motivation intrinsèque va augmenter aussi. C'est ce que la psychologie cognitive soutient. À partir de ce moment, l'“efficacité” des enseignants est multipliée puisque la résistance fait place à la volonté d'apprendre. Cette idée de crédit d'impôt est improvisée, mais c'est seulement pour illustrer que nous avons bien plus besoin de créativité inclusive et d'audace que de diminuer la liberté de choix des adultes pour stimuler l'apprentissage du français. Les DEC bilingues sont de cet ordre, mais les plus faibles ne vont pas s'y inscrire. Un collègue me parlait récemment d'avoir des artistes et des professionnels francophones "en résidence" dans nos collèges. On pourrait faire la même chose avec des anglophones dans les collèges francophones. Voilà une autre idée pour jeter des ponts entre les cultures. Bref, augmentons l'offre de cours en français de même que les DEC bilingues, établissons un standard de sortie, accentuons la recherche, demandons aux administrations anglophones de valoriser le français davantage dans les cégeps: soyons créatifs et engageons les anglophones dans le processus! »

Sur la question du réaménagement de la loi 101, voir l’article de Philippe Gagné et d’Éric Lozowy dans Le Devoir : Loi 101 au collégial - Améliorer plutôt le français dans les cégeps anglophones.

Entrevue réalisée le 8 novembre 2012. 






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