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La place du français écrit dans la formation spécifique des programmes techniques

Une entrevue avec Mme Julie Pelletier et M. Guillaume Lachapelle, professeurs-chercheurs au Cégep de Sherbrooke.

Dans un rapport de recherche PAREA publié récemment, les deux professeurs-chercheurs se penchent sur la prise en charge du français écrit dans différentes disciplines par des non spécialistes du français. Ils apportent  précisément certaines réponses à la question : « En quoi la formation spécifique des programmes techniques contribue-t-elle au développement de la CPEP ("compétence à produire des écrits professionnels" attendue dans l’exercice d’un métier ou d’une profession) au regard des attentes des employeurs en la matière? » Les auteurs arrivent à la conclusion que cette contribution au développement de la CPEP est plutôt lacunaire, et ce, sous différents aspects.
Le portail s’est entretenu avec les deux auteurs sur les conclusions de cette recherche.

Très peu d’enseignement théorique et de rétroaction quant à la CPEP
Julie Pelletier explique : « Nous sommes allés voir auprès des employeurs à quoi tenait leur conception de la CPEP. Il s’avère que ce sont des habiletés jugées essentielles (comme de rédiger avec pertinence, clarté, précision et d’adapter les écrits au destinataire, par exemple) et des représentations socioprofessionnelles importantes (liées à l’impact de la qualité des écrits sur la crédibilité, l’image professionnelle et l’efficacité, notamment) qui en sont les principaux éléments. Puis, nous sommes allés voir dans la formation comment ces habiletés et ces représentations étaient abordées par les enseignants. Notre enquête nous a permis de relever les pratiques mises en œuvre à cet égard. Nous nous sommes rendu compte que l’évaluation sommative des habiletés jugées essentielles par les employeurs occupait une place plutôt importante, contrairement à l’enseignement théorique et à la rétroaction. Les enseignants nous ont révélé ne pas savoir comment s’y prendre, ne pas avoir le temps et être peu outillés. »

Pas qu’une question d’application du code linguistique
Guillaume Lachapelle précise que la prise en charge du français écrit dans la formation spécifique se limite bien souvent à l’évaluation sommative de l’application du code linguistique, comme le constataient en 2008 les auteurs Fanny Kinsbury et Jean-Yves Tremblay dans une autre recherche PAREA,  Les déterminants de l'évaluation de la langue : à l'enseignement collégial, pourquoi et jusqu'où évaluer la compétence langagière des étudiants dans les cours de la formation spécifique, dont le rapport a été publié en 2008.  Cette recherche démontrait, en outre, que l’évaluation de la langue était un acte laissé au bon vouloir des enseignants, selon leurs attentes, leurs croyances et convictions ainsi que leur propre compétence à l’écrit. Monsieur Lachapelle signale que le français professionnel est bien souvent « réduit à l’accord du participe passé et à la syntaxe » par les enseignants, alors que les employeurs recherchent bien davantage chez les diplômés que la maitrise du code linguistique, à savoir « des compétences d’organisation du discours, de respect des spécificités de genres de texte et de prise en compte des contraintes d’une situation de communication. » Ils recherchent des habiletés complexes comme celle de rédiger avec de clarté. Monsieur Lachapelle rapporte le point de vue des enseignants quant à cette habileté particulière : « Lorsque nous avons parlé de cette question de la clarté aux enseignants, dans des notes infirmières ou un rapport policier par exemple, ils n’y voyaient pas nécessairement du français professionnel et ils nous ont dit que c’était du contenu disciplinaire.» Le français écrit demeure donc mal conçu par les enseignants de la formation spécifique, ce qui expliquerait en partie les difficultés à l’enseigner.

Communiquer par écrit : une compétence professionnelle
Les auteurs ont considéré la compétence à communiquer par écrit dans la formation technique comme une compétence professionnelle. « Nous sommes partis de l’hypothèse que les enseignants ne développaient pas la compétence d’écriture comme une compétence professionnelle au même titre que d’accomplir, par exemple, des actes policiers, infirmiers ou comptables. Nos résultats nous amènent à ce constat, et il s’agit, selon nous d’une autre lacune dans la formation. », de préciser Julie Pelletier. Elle ajoute que « les étudiants devraient, le plus souvent possible, être appelés à mobiliser des savoir, savoir faire et savoir être pertinents en contexte authentique de communication professionnelle et à réfléchir sur leur action, ce qui n’est pas forcément le cas.

Les auteurs donnent l’exemple du graphiste qui peut avoir pour mandat de soumettre trois propositions graphiques à un client. Cet acte professionnel comprend un volet d’écriture quand l’étudiant doit communiquer par courriel avec le client. Or, la production de cet écrit professionnel n’est pas nécessairement considérée comme faisant partie intégrante de l’action professionnelle. Julie Pelletier explique ce qui en est : « Des enjeux cruciaux comme l’image professionnelle et l’efficacité sont reliés aux écrits professionnels. Si le message et l’objet du message courriel ne sont pas clairs, si sa structure est boiteuse, s’il ne contient pas de marques de courtoisie au regard du destinataire, si sa rédaction prend trop de temps, c’est le professionnalisme du graphiste qui est en cause. L’intérêt du client de faire affaires avec tel graphiste ne tient pas seulement à la qualité de son travail graphique, mais également à la qualité des écrits qui lui sont adressés. »

Et la contribution de la formation générale dans tout ça?
Nous pourrions nous demander en quoi les cours de français et de philosophie contribuent au développement de la CPEP. Pour Julie Pelletier, comme pour Guillaume Lachapelle, tous les cours doivent contribuer au développement des habiletés et représentations recherchées, et ce, tant en formation générale qu’en formation spécifique. Guillaume Lachapelle pense qu’il y a une sensibilisation à faire auprès des enseignants du collégial : « Les enseignants doivent comprendre qu’avec la réforme du collégial, ils travaillent dans une approche programme. Dans le cadre de cette approche, les intervenants doivent se parler et faire front commun dans plusieurs volets de la formation. Le professeur de littérature aborde forcément des questions comme la clarté et l’objectivité. Lorsqu’il prépare l’étudiant à rédiger une analyse littéraire ou une dissertation dans un cours de littérature, il le prépare du même coup à produire un texte pertinent, clair, bien structuré et exempt de jugements de valeur. On pourrait aussi imaginer que les enseignants de la formation générale puissent davantage savoir à qui ils s’adressent. Un système informatisé pourrait, par exemple, leur donner un aperçu de la composition de leurs groupes : trois étudiants sont en Techniques policières, 10 en Graphisme, etc. Si les enseignants de la formation générale savaient à qui ils ont affaire, ils pourraient, dans leur approche des écrits littéraires ou philosophiques, contribuer à mieux développer certaines habiletés professionnelles enseignées dans les autres cours de la formation spécifique. Nous parlons ici de transfert : les étudiants doivent faire des acquis signifiants et conséquents d’un cours à l’autre et bien comprendre l’apport de chaque cours dans leur cheminement. »

Les retombées possibles de la recherche
Les deux chercheurs pensent avoir ouvert la réflexion sur la contribution de la formation au développement de la CPEP dans les programmes techniques. Cette réflexion gagnerait à se poursuivre dans les établissements et à l’échelle du réseau. Selon eux, il faut aborder cette question sur deux plans. Leurs travaux permettent de considérer la CPEP comme une compétence obligatoire à développer dans la formation technique et c’est d’abord dans le cadre de l’élaboration des programmes, à travers un ajustement des prescriptions des devis et des plans-cadres, qu’un travail pourrait être fait. Le travail pourrait ensuite se poursuivre dans la classe, dans les contenus et les pratiques d’enseignement, afin d’élargir la notion du français écrit au-delà du code linguistique, à des compétences discursives et communicationnelles.

Faire de la CPEP une compétence transversale
Selon Guillaume Lachapelle : « Toute la question des compétences transversales demeure le parent pauvre des programmes. Les programmes doivent prendre en charge un certain nombre de compétences transversales, mais on se rend compte qu’on ne sait pas vraiment qui contribue à les développer. Elles sont sur papier, mais elles sont souvent laissées au bon vouloir des professeurs. Est-ce que la compétence transversale de communiquer en français par écrit est prise en considération dans tous les cours? C’est inégal. Si on fait une compétence disciplinaire de produire des écrits professionnels dans l’exercice d’un métier ou d’une profession (CPEP), chacun devrait la prendre en charge. En Techniques policières, il existe une compétence de cette nature, celle de communiquer adéquatement en contexte policier, mais cette compétence touche essentiellement l’oral. Une CPEP définie explicitement dans un programme et inscrite dans les plans cadres et dans les plans de cours des trois années de formation amènerait obligatoirement les professeurs à s’entendre sur ce que signifie cette compétence, sur son développement dans l’ensemble du parcours scolaire, sur la manière de l’évaluer dans l’épreuve synthèse, etc. ».

L’importance d’outiller les enseignants
Les chercheurs pensent qu’il faut outiller les enseignants afin de faciliter leur contribution au développement de la CPEP, et ce, tant en ce qui concerne leurs contenus de cours que leurs pratiques. « Il faut rendre accessibles des outils conviviaux qui leur permettraient, sans y consacrer trop du temps, d’enseigner ce qui est attendu en termes d’habiletés et de représentations, d’effectuer de la rétroaction, d’évaluer de manière simple et efficace en faisant en sorte que le français écrit demeure lié à l’action professionnelle. », affirme Julie Pelletier. Elle ajoute : « Nous croyons également qu’un travail en amont devrait être fait en matière de sensibilisation à l’importance de la qualité des écrits dans l’exercice d’un métier ou d’une profession. Les enseignants doivent eux-mêmes prendre conscience de l’importance du développement de la CPEP pour leurs étudiants et, à leur tour, passer le message. Nous avons produit un prototype de vidéo de sensibilisation en techniques policières. Ce genre d’outil pourrait être utilisé auprès de tous les acteurs d’un programme, pour conduire à cette prise de conscience, mais également pour développer une vision commune de la CPEP. »

Une proposition concernant les stages
Guillaume Lachapelle propose une autre façon de contribuer au développement de la CPEP, par un contact étroit avec le milieu professionnel. Il explique : « Une section des rapports de stage pourrait être réservée aux écrits professionnels. L’étudiant devrait y recenser les écrits produits quotidiennement par les professionnels du milieu de stage, y consigner des notes d’observation quant à la production de ces écrits, partager ses réflexions en la matière, etc. Cette activité de réflexivité lui servirait, évidemment, dans le développement de sa propre compétence, mais elle permettrait également aux enseignants de continuellement se mettre à jour au regard des exigences du milieu du travail en matière d’écrits professionnels et de mieux diriger leurs interventions en classe.

Un continuum de recherche et d’innovation
Les deux professeurs-chercheurs n’en sont pas à leurs premiers travaux de recherche et d’innovation. Avant 2014, ils avaient travaillé à deux projets d’innovation pédagogique au Cégep de Sherbrooke qui portaient sur l’évaluation du français écrit dans les programmes techniques. De 2000 à 2006, Madame Pelletier avait mené un autre projet PAREA, puis deux projets soutenus par le Programme de recherche et d’expérimentation pédagogique de l’Association des collèges privés touchant la sensibilisation des étudiants à la littérature par le multimédia. Pour sa part, Monsieur Lachapelle, autant à titre de professeur de français que de conseiller pédagogique responsable du chantier de qualité du français au Cégep de Sherbrooke que, a mis en place et expérimenté une série de mesures visant la valorisation et l’amélioration du français. Il a, notamment, mis sur pied le projet Français en santé, une annexe du centre d’aide en français (CAF) dédiée au programme de Soins infirmiers, afin de tenter d’apporter des solutions à un problème relevé par l’Ordre des infirmières et infirmiers du Québec.

La passion commune des deux professeurs-chercheurs pour le français au collégial n’est donc pas nouvelle et se traduira fort probablement, dans un avenir rapproché, par d’autres travaux de recherche et d’innovation. L’intégration de la CPEP dans les programmes techniques et la conception d’outils pour faciliter l’enseignement du français écrit par des non spécialistes sont des suites qu’ils envisagent avec beaucoup d’enthousiasme. Ils amorcent, à ce jour, une percée dans la francophonie canadienne au regard de cette problématique de l’enseignement des écrits professionnels dans le cadre d’un projet de collaboration interprovinciale financé par le Réseau des cégeps et des collèges francophones du Canada (RCCFC).

Dossier préparé par Alain Lallier, éditeur en chef et édimestre, Portail du réseau collégial du Québec.

Pour lire le Rapport de recherche

Pour vos commentaires aux auteurs : julie.pelletier@cegepsherbrooke.qc.ca
guillaume.lachapelle@cegepsherbrooke.qc.ca
 






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