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Implantation d’un modèle « québécois » du modèle « dual » allemand ou tout simplement recherche de l’augmentation du nombre de stages dans les programmes professionnels et techniques?

Auteurs:  MM. Paul Inchauspé, Yves Mongeau, Roch Tremblay.

1. - Le problème

En plusieurs occasions, le Parti libéral a donné l’impression qu’il chercherait à réformer l’enseignement professionnel et technique du Québec selon le modèle « dual » d’enseignement professionnel allemand.

— Les jeunes libéraux ont fait des propositions en ce sens. François Blais, quand il était ministre de l’Éducation, a souvent fait allusion à ce modèle et indiqué son intention de faire en sorte que 50 % des formations professionnelles et techniques se réalisent « dans les entreprises ou dans les organisations ».

— Le Projet de Loi 70 « visant à permettre une meilleure adéquation entre la formation et l’emploi ainsi qu’à favoriser l’intégration en emploi » reprend cette idée. La Commission des partenaires du marché du travail (CPMT) disposera de sommes pour accroître le rythme d'implantation des stages dans les programmes professionnels et techniques.

— Mais, c’est dans le Plan économique du Québec que sont exprimées le plus explicitement les intentions du Gouvernement relativement à cette question. On trouvera en annexe trois extraits (les trois premiers des quatre cités) de ce document qui énoncent ces intentions et leur fondement.

Le Projet de Loi 70, actuellement en discussion, propose « une révision de la mission de la CPMT pour la rendre plus active dans la réalisation de l’adéquation emploi/formation » (Plan économique du Québec p. 203). De nouvelles responsabilités lui sont données allant même jusqu’au « droit de demander aux ministères et aux organismes une reddition de comptes » (id., p. 203).

Cette révision de la mission modifie aussi, au détriment de l’Éducation, l’équilibre établi précédemment entre Éducation et Emploi en matière de formation professionnelle et technique.

Mais ce ne sont pas ces incongruités que nous voulons soulever ici. C’est à d’autres de s’en occuper. Pour notre part, nous voulons simplement relever, puisque personne ne le fait, l’incongruité, pour ne pas dire l’escroquerie intellectuelle, qui consiste à vouloir se servir de la référence au modèle de formation professionnelle « dual » allemand pour proposer une augmentation du nombre de stages dans les programmes professionnels et techniques au Québec.

2. - L’escamotage

Afin de se draper plus facilement dans le manteau du modèle de formation professionnelle « dual » allemand et profiter de son aura pour justifier une demande d’augmentation des stages dans les programmes professionnels et techniques, on escamote un certain nombre des caractéristiques essentielles de ce modèle de formation.

En enseignement professionnel et technique, il existe deux modèles de formation :

le modèle « scolaire » dans lequel l’école a la responsabilité essentielle de la formation générale et professionnelle. Les élèves peuvent aller chercher une formation complémentaire en stage dans les entreprises.

le modèle « dual » dans lequel l’entreprise a la responsabilité de la formation professionnelle. C’est pourquoi cette formation est appelée formation par apprentissage. La formation générale (notamment langue, mathématiques, et sociologie dans les programmes allemands) et certaines formations théoriques relatives aux apprentissages pratiques sont assurées par l’école et dans l’école.

Au Québec, quand certains documents ministériels ou gouvernementaux évoquent la formation de type « dual », ils escamotent un certain nombre de traits qui caractérisent cette formation en entreprise :

Quand ce modèle est évoqué, on ne dit pas qu’en Allemagne coexistent le modèle « scolaire » et le modèle « dual » pour assurer parfois l’accès au même métier. Sans doute, dans le modèle « scolaire » les cohortes sont moins nombreuses que dans le modèle « dual ». Mais si le parcours de formation « scolaire » est moins recherché que celui du modèle « dual », il n’a pas disparu pour autant, il demeure une alternative. Et quand les deux modèles de formation pour un même métier coexistent, ils ont le même contenu de formation et au terme, élèves (modèle « scolaire ») ou apprentis (modèle « dual ») passent le même examen de qualification pour l’exercice du même métier.

Ce n’est donc pas la qualité de la formation qui distingue ces deux modèles et explique l’attraction exercée par le modèle « dual ». Si le modèle « dual » attire l’attention, c’est parce qu’il arrive à réaliser de façon harmonieuse l’intégration des jeunes dans le marché du travail. C’est pourquoi les pays qui ont à faire face aux situations d’abandon scolaire ou de chômage élevé de jeunes s’intéressent à ce modèle. En Allemagne, la préoccupation de l’insertion au marché du travail est primordiale. Tout le système mis en place répond à cette préoccupation. Cette formation de type « dual » se déroule sous l’emprise du monde de l’emploi, ce sont d’ailleurs les règles du marché qui assurent la régulation entre la demande et l’offre de formation en entreprise.

Quand ce modèle est évoqué, c’est toujours pour rappeler le caractère pratique de la formation par apprentissage donnée dans les entreprises, caractère pratique qu’on oppose à la formation professionnelle ou technique qui serait donnée dans les écoles. On laisse entendre par là que dans le modèle « scolaire »  l'enseignement serait « théorique » et que les apprentissages pratiques n’existeraient pas, alors que les apprentissages pratiques dans les laboratoires et ateliers constituent la totalité de la formation dans les programmes professionnels et près des 2/3 du curriculum d’études des programmes techniques.

Ce n’est pas la présence ou l’absence de formation pratique dans la formation qui distingue le modèle « dual » du modèle « scolaire » : c’est le lieu et l’environnement de cette formation pratique : celui de l’entreprise ou celui que recréent les écoles dans leurs murs (laboratoires, ateliers), ou à l’extérieur (dans des situations réelles organisées par l’école mais en dehors de l’école).

Quand ce modèle est évoqué, on oublie de dire que dans la formation du modèle « dual », une formation générale obligatoire est assurée auprès de l’apprenti dans une école en même temps que se déroule sa formation par apprentissage dans l’entreprise et que l’examen final comporte aussi une évaluation de cette formation générale.

Quand ce modèle est évoqué, on ne dit pas les engagements de l’entreprise que suppose le modèle « dual ». L’« élève » est un « apprenti », il a un contrat d’engagement avec l’entreprise et un salaire (moins élevé que celui du travailleur et variable selon les entreprises). Ce sont des employés de l’entreprise qui doivent assurer la formation des apprentis en utilisant les équipements de l’entreprise. Les coûts des salaires des apprentis, du temps des formateurs, de l’utilisation des équipements sont assurés par l’entreprise elle-même. Les entreprises conviennent cependant que dans les cas de formation de 4 ans ce coût est absorbé par l'intégration de l'apprenti au système de production, au fur et à mesure de sa progression dans la formation.

Quand ce modèle est évoqué, on ne dit pas la nature de l’encadrement et du contrôle pédagogique mis en place pour assurer la qualité de la formation par apprentissage en entreprise. Le plan de formation et le schéma de progression de la formation en entreprise doivent être approuvés au préalable par l’organisme accréditant les formations. Les qualifications des formateurs de l’entreprise (incluant une formation spécifique en pédagogie pour formateur) sont déterminées par l’organisme d’accréditation. Des inspecteurs viennent contrôler les formations dans l’entreprise.

Bref, on ne dit pas que dans la formation de type « dual », la formation en entreprise est un « apprentissage », certes, mais ayant les mêmes contraintes de « formation » que la formation dans le modèle « scolaire » : programme préétabli, mise en œuvre progressive dans des activités de formation (en laboratoires ou ateliers du milieu de travail), qualification des formateurs, contrôle de la qualité de la formation.

En ne parlant pas de ces deux dernières caractéristiques relatives au fonctionnement du modèle « dual » qui indiquent la nature de l’engagement des entreprises qui est requis pour assurer le fonctionnement de ce modèle, on évite de se poser les questions relatives à la possibilité de l’implantation réelle de ce modèle chez nous. On évite notamment la question essentielle : indépendamment de la possibilité ou de la volonté des entreprises d’assumer les coûts de la formation que suppose ce modèle, peut-on être assuré qu’au Québec, comme dans le modèle « dual », le milieu de l’entreprise peut mettre en œuvre et soutenir un vrai modèle de formation par apprentissage en entreprise avec son personnel?

Et si on évite ainsi de se poser cette question, c’est parce qu’on en connaît la réponse. La nature des formations assurées par l’entreprise elle-même avec son personnel dans la cadre de la loi d’application du 1 %, les fiascos successifs de tentatives de formation par apprentissage menées dans les entreprises, pourtant dans des secteurs très limités et avec l’encadrement des projets pilotes, donnent elles-mêmes, hélas,  des éléments de réponse.

Alors, quand il faut regarder sérieusement la mise en place des conditions nécessaires pour implanter un système de formation par apprentissage en entreprise, plutôt que d’avouer son incapacité ou son manque de volonté pour réaliser cette implantation, on préfère dire : « bah! ce modèle correspond à une “culture” différente de la nôtre ». Et on « patente » de façon fumeuse un projet de modèle d’enseignement professionnel et technique « dual » qui serait lui de « type québécois »!

Il est du destin des baudruches d’être, un jour, dégonflé! Se servir de la référence du modèle « dual » — devenu un modèle « dual » à la mode « québécoise » — pour promouvoir une augmentation de la quantité des stages dans les programmes professionnels et techniques est incongru, intellectuellement malhonnête, et risque d’entraîner la mise en place de bricolages coûteux. La formation par apprentissage en entreprise et les stages en entreprise sont deux réalités différentes. On ne peut se servir de l’une pour promouvoir l’autre sans entraîner la confusion.

Ou on veut introduire, pour certains programmes, un programme de formation par apprentissage en entreprise par l’entreprise. Il est légitime de le désirer et de tenter de le réaliser. Mais si on le fait, il faut le faire selon les exigences du modèle « dual », en étant conscient, par ailleurs, qu’on n’arrivera à le faire que dans les marges, dans un nombre très limité de programmes, dans quelques programmes de formation professionnelle du niveau secondaire et, étant donné les expériences vécues dans le passé, sans grande garantie de succès.

Ou alors on prend acte, du moins pour les programmes techniques des cégeps, de la recherche de l’amélioration du modèle « scolaire » choisi en y introduisant  dès le départ des « stages » dans certains programmes, puis plus tard dans d’autres, cherchant ainsi à améliorer graduellement la situation en vue de permettre à de plus en plus d’étudiants un contact avec les entreprises durant leurs études. Et dans ce cas, on n’a pas besoin de recourir au modèle « dual » pour le justifier. Il suffit de poursuivre et d’améliorer ce qui a été fait jusqu'à présent.

3. - Pour réussir à « partir du bon pied »

Dans les années qui viennent, des efforts seront entrepris et des sommes seront engagées pour augmenter la présence des stages dans les programmes professionnels et techniques et pour « inclure dans certains programmes un volet de formation en emploi ». Ce qui est bien. (Voir dans l’Annexe, le quatrième extrait du Plan économique du Québec.)

Mais pour s’engager dans ce chantier, il ne sert à rien de partir de la référence à un modèle « dual » émasculé que l’on trouve dans les documents ministériels ou gouvernementaux. Cela n’entraînera que confusions, débats stériles, engagements financiers coûteux et inutiles. Pour aborder et affronter de façon éclairée cette question, nous pensons qu’il faut, par contre, partir de l’analyse de la réalité même des « stages » dans les programmes techniques du cégep pour en tirer des leçons et mieux cibler les développements possibles.

Pour ce faire, nous pensons que le réseau des cégeps (par l’entremise de leur fédération) devrait réaliser un tel travail qui établirait ce qu’est l’« état de la question des “stages” dans les programmes techniques des cégeps ». Ce travail devrait être assuré par la Fédération des cégeps pour au moins les deux raisons suivantes :

Dans la situation actuelle du ministère de l’Éducation, dans la situation de confusion entre « stages » et « apprentissage dans l’entreprise » entretenue par des instances ministérielles, dans la situation où des pouvoirs d’allocation de sommes sont donnée à une CPMT mal formatée et mal équipée pour de telles opérations, la Fédération des cégeps et ses représentants dans les instances doivent avoir des idées claires sur ce qui peut être fait en ce domaine et sur ce qui doit être fait pour le bien de la formation des élèves des programmes techniques des cégeps. Actuellement, le réseau des cégeps ne peut compter que sur lui-même pour qu’un travail sérieux établissant un tel état de cette question soit réalisé.

Seuls les programmes techniques du collégial ont une expérience concrète des stages insérés dans les programmes de formation. Des dizaines d’années de réalisation ont permis la mise en place de modèles et constituent des savoirs d’expérience qu’on a intérêt à mettre au jour.

Voici quelques observations en vrac permettant d’entrevoir la moisson de savoirs d’expérience qui pourrait être levée par un tel travail.

Dès les premières années des cégeps, la présence dans les programmes de stage de formation s’est imposée dans les programmes qui formaient des élèves qui auraient essentiellement à exercer leur métier auprès ou avec des personnes (techniques infirmières, techniques humaines), l’environnement spécifique de leur futur travail ne pouvant être reproduit dans des laboratoires et des ateliers. Ces programmes visaient à faire réaliser des apprentissages en milieu de travail sous la responsabilité de personnes du milieu du travail. On les appelait « stage », mais en fait, dans la typologie actuelle, on les appellerait « apprentissage en milieu de travail ». Pour déterminer le moment du « stage » dans le déroulement du programme de formation et préciser le degré d’apprentissage qui serait visé, des concepts sur les fonctions différentes des stages ont été élaborés (stage de sensibilisation, d’immersion, d’application…).

Pour assurer la fluidité et la pérennité des liens cégep/lieu de stage, une écologie de soutien de type organisationnel s’est progressivement constituée : ententes financières (ententes MEQ-MES), relation enseignants/maîtres de stages, rôle des ordres professionnels dans la détermination des qualifications professionnelles à acquérir par la formation, quantification de la tâche du professeur, « superviseur de stage »…

Plus récemment, des collèges ont mis en place des formes variées de « stages » dans d’autres programmes d’études. Notamment, une de ces formes porte le nom de « formation en alternance ». L’élève partage son temps de formation entre des périodes de formation en établissement scolaire et des périodes d’apprentissage pratique en milieu de travail. Mais en fait le plus souvent, contrairement à ce que suppose cette appellation, le temps passé dans l’entreprise vient s’ajouter au temps de la formation réalisée à l’école et non le remplacer et cette alternance n’est pas nécessairement une formation par apprentissage au sens strict. La période passée en entreprise peut avoir des buts très divers : faciliter l’orientation, se familiariser avec le milieu du travail, acquérir des comportements et des attitudes de base qui augmentent la capacité d’exercer un emploi même très simple, se familiariser aux conditions d’exercice d’une profession, s’adapter à l’emploi qu’on aura à exercer, appliquer des savoirs théoriques et pratiques déjà acquis à l’école, acquérir des compétences techniques du métier ou de la profession. Seule la dernière forme d’alternance mérite le titre de formation par apprentissage, et l’avant-dernière celui d’enseignement coopératif. Il y a donc là encore une matière qui, analysée, est riche d’enseignement.

Ce travail d’établissement de l’état de situation relative à cette question n’a jamais, à notre connaissance, été réalisé. Personne ne connaît complètement la situation des programmes techniques offerts par les collèges relativement à cette question. Personne, en dehors des collèges eux-mêmes, n’entreprendra un tel examen. Or le gouvernement semble vouloir ouvrir le chantier de l’augmentation de la présence des stages en entreprise dans les programmes de formation professionnelle et technique. Le réseau des cégeps peut-il partir du « bon pied » dans les travaux de ce chantier sans connaître sa situation réelle relativement à cette question et sans quelques convictions que cet examen rétrospectif lui aura permis de se forger?

Montréal, le 22 mars 2016

N.B.: Ce texte a été écrit en mars 2016, au moment où se tenait à Québec la Commission parlementaire sur le Projet de Loi 70 « visant à permettre une meilleure adéquation entre la formation et l’emploi ainsi qu’à favoriser l’intégration en emploi ».






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