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Le Goncourt de la bande des six

 

Marc Cassivi, La Presse Plus 15 octobre 2015 Quatorze roman en moins de deux mois. Un joli défi avec un fabuleux voyage à la clé mais aussi une charge de travail supplémentaire

 

 

Ils  ont 17, 18, 22 ans et ils aiment lire. Heureusement. Ils devront avoir lu, d’ici un mois, 14 romans, pour un total précis de 4489 pages (eux-mêmes ont fait le compte). Pas n’importe quels romans – aucune variation de Fifty Shades of Grey : ceux de la première sélection de l’académie Goncourt, pour le prix du même nom et celui adjugé par des lycéens.

La deuxième sélection du Prix Goncourt venait d’être dévoilée, mardi, lorsque je les ai rencontrés dans les locaux de leur cégep, au cœur d’un quartier industriel de Terrebonne. En leur annonçant la nouvelle, j’ai perçu une lueur d’espoir dans leurs yeux. Celle de l’élève qui apprend que sa charge de travail vient d’être considérablement allégée, in extremis.

C’étaient de faux espoirs. Leur professeure leur a rappelé aussitôt que la liste du Goncourt des lycéens, contrairement à celle du Goncourt, est immuable. Il n’y a pas de « courte liste ». Bref, ils devront lire 4489 pages, et pas une de moins. Du sérieux. Ces six élèves du cégep de Terrebonne ont été sélectionnés afin de représenter le Québec au sein du jury du 28e Prix Goncourt des lycéens. Cinq jours après leurs délibérations avec des étudiants français et étrangers à Paris, un lauréat sera désigné le 17 novembre à Rennes.

Dans la bande des six, il y a Audrey la volubile, Camille la discrète, Marie-Michèle la scientifique, Camille la maman, Amélya l’autodidacte et Samuel le débatteur.

Ce sont des jeunes élèves éloquents, au sens critique aiguisé, passionnés de littérature, qui ont eu la piqûre grâce aux aventures d’Astérix, Harry Potter, Amos Daragon ou encore à Twillight, et à des « lecturothons » à l’école primaire.

« Si on n’avait que des élèves comme ça, notre tâche serait très simple ! », m’a confié Mélanie Tancrède, la professeure de littérature qui supervise le projet et accompagnera les jeunes en France. C’est elle qui m’a invité à rencontrer ses élèves, pour leur parler de mon métier de critique et de chroniqueur et les « parrainer », en quelque sorte.

Je leur ai raconté que j’étais devenu lecteur en lisant de manière boulimique des bandes dessinées que j’empruntais à la douzaine à la bibliothèque municipale. Et que c’était mon père, poète à ses heures, qui m’avait fait découvrir la littérature. Eux aussi ont grandi pour la plupart dans des familles de lecteurs. La mère de Camille-la-discrète essaie d’ailleurs de la suivre dans son défi de lecture. « Elle a lu deux ou trois romans de la liste » dit-elle, elle-même à mi-parcours de son marathon.

La liste du Prix Goncourt ayant été rendue publique le 3 septembre, et les délais de livraison des livres étant ce qu’ils sont, les jeunes jurés du cégep de Terrebonne (ainsi que leur professeure) ont entamé la lecture des œuvres finalistes il y a un mois. Quatorze romans en moins de deux mois. Un joli défi avec un fabuleux voyage à la clé, mais aussi une charge de travail qui s’ajoute à leurs autres activités scolaires, sociales et professionnelles.

Camille-la-maman, qui entreprend des études en technique d’hygiène dentaire, a un bébé de 2 ans. Audrey continue de travailler à temps partiel. Marie-Michèle, qui étudie en sciences pures, se fait désormais des listes pour ne rien oublier dans un horaire bien chargé. « C’est la vie sociale qu’il a fallu sacrifier », dit en riant Samuel, le seul garçon du groupe.

Il avait représenté, l’an dernier, le cégep de Terrebonne au sein du jury du Prix littéraire des collégiens et il aimerait aussi être celui qui défend le choix du Québec à Paris et Rennes, en compagnie de délégués régionaux français. Le délégué du Québec sera choisi par « la bande des six », et le délégué international, sélectionné parmi les quatre lycées participants : de Stockholm, Madrid, Terrebonne et un territoire outremer français.

« J’aime confronter mon point de vue à celui des autres. J’aime les provoquer un peu aussi ! » Samuel, en fixant notre chroniqueur d’un regard complice

Mélanie Tancrède a été surprise de constater le nombre d’élèves intéressés par son projet au cégep de Terrebonne, où elle enseigne depuis 2009. « C’est un cégep où il y a beaucoup d’enseignement technique. L’intérêt pour les sports est marqué, mais tout ce qui touche aux arts l’est moins », dit l’enseignante de 36 ans. Des 36 élèves qui lui ont signalé leur intérêt au départ, 22 lui ont remis une lettre de motivation et 10 ont été convoqués en entrevue avant la sélection des 6 jurés, qui se verront créditer un cours de français.

Le Prix Goncourt des lycéens, inspiré par le plus prestigieux des prix littéraires français, existe depuis 1988 et des jurés québécois y participent depuis une quinzaine d’années. Tous les mardis midi, les six jurés se réunissent avec leur professeur pour discuter des lectures de la semaine. À la lumière de nos échanges sur Michel Houellebecq, 2084 de Boualem Sansal devrait leur inspirer mardi prochain des discussions relevées sur le récit d’anticipation, 1984 d’Orwell (le roman préféré de Marie-Michèle) et la vision de l’islam dans la littérature contemporaine.

Le Goncourt des lycéens, qui s’est parfois accordé avec le jury du Goncourt (Le testament français d’Andreï Makine), a récompensé ces dernières années des œuvres aussi variées qu’Instruments des ténèbres de Nancy Huston, l’énigmatique Rapport de Brodeck de Philippe Claudel ou le remarquable Quatrième mur de Sorj Chalandon. L’an dernier, c’est Charlotte de David Foenkinos qui a été plébiscité par les lycéens.

Aujourd’hui, Mélanie Tancrède doit recevoir la dernière livraison de livres des finissants au Goncourt. Le début de la fin d’un passionnant marathon.

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