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Les rejetons du printemps érable


4 septembre 2012-  LE MONDE | - Par Anne Pélouas

Le 3 mai, à Montréal, des milliers d'étudiants défilent contre la hausse des frais de scolarité. Photo: AFP | AFP / AFP

Je ne verrai plus jamais les cours de philo de la même manière", lâche Julien Sirois, 20 ans, étudiant en génie mécanique au Cégep du Vieux-Montréal, l'un des collèges assurant au Québec la transition entre lycée et université. La grève du printemps, lancée pour protester contre l'augmentation des frais d'inscription à l'université, les manifestations, les négociations avortées avec le gouvernement, l'adoption d'une loi limitant le droit de manifester et les concerts populaires de casseroles lui "ont ouvert les yeux sur une autre façon de voir de monde. Comme beaucoup, je suis nettement plus intéressé par la politique et la philosophie". Les questions de justice et de liberté ont trouvé selon lui dans le "printemps érable" un terrain concret de réflexions.

Julien Sirois n'est pas un intello. Il rêve de courses automobiles depuis qu'il est petit et passe, depuis trois ans, ses moments de temps libre au collège pour construire des voitures de course en vue de la compétition annuelle américaine Formule SAE, réservée aux projets étudiants. Mais celle de mai 2012, à laquelle il projetait de participer, lui est passée sous le nez : le collège a fermé ses portes en février pour cause de grève et risques de casse.

"Tout est tombé à l'eau", regrette le jeune étudiant, qui a repris fin août sa session d'hiver avant d'entrer, en octobre, à l'Ecole de technologie supérieure de Montréal. Avoir raté la compétition de mai l'a "un peu déprimé mais c'était pour une bonne cause". Même si ses parents paient ses études, Julien a voté pour la grève, jugeant "absurde que les étudiants paient pour la mauvaise gestion des finances publiques et des universités" et dénonçant la "marchandisation de l'éducation".

Du passage en mai du conflit étudiant à une vraie crise sociale, il dira que "la goutte d'eau a fait déborder le vase" pour ceux qui rêvent d'une "société moins capitaliste et plus socialiste". Le mouvement étudiant a "réveillé les gens et lancé un débat de société alors que les libéraux au pouvoir laissaient pourrir la situation".

Dans son collège, Julien Sirois a voté mi-août contre la reprise de la grève étudiante en pleine campagne électorale. "A quoi aurait servi de faire pression sur un gouvernement qui n'existe plus ?" Mardi 4 septembre, il votera pour la première fois pour élire des députés à l'Assemblée nationale et croit que les jeunes pourraient faire la différence. "Je vais voter PQ [Parti québécois] et sûrement pas pour le Parti libéral", dont la réélection, prédit-il, entraînerait un retour en force des "carrés rouges", l'emblème de la lutte étudiante qui se présente sous la forme d'un morceau de tissu rouge agrafé sur le vêtement.

Joseph Baril, 27 ans, inscrit en arts numériques à l'université Concordia, le pense aussi : "La crise va reprendre de plus belle si cela arrive", ce qu'il juge improbable. L'acquis le plus important du mouvement étudiant est d'avoir, selon lui, suscité "la reprise d'un dialogue social dans la population. Même les jeunes avec qui j'ai campé cet été parlaient de démocratie, de modes de scrutin, de souveraineté, de l'importance des impôts !"

Avec son petit salaire de développeur de jeux vidéo et de sites Web à temps partiel, Joseph Baril estime qu'il profiterait personnellement d'une hausse des frais de scolarité en recevant davantage de "prêts-bourses" pour poursuivre ses études. "Mais je suis contre parce que ça limite l'accessibilité aux études. On serait plus performant si on travaillait moins pour les payer, affirme celui qui a voté pour la grève avec une majorité d'étudiants de sa faculté, alors que l'université imposait le maintien des cours. J'ai fait une fausse grève, en n'allant qu'aux cours donnés dans les couloirs en signe de solidarité, mais j'ai remis mes devoirs. Le reste du temps, j'ai participé aux manifestations et tenté de convaincre les étudiants de l'université Concordia, mais le mouvement n'a pas suivi dans les facs anglophones."

Joseph Baril est l'un des jeunes Québécois pour lesquels le "printemps érable" a servi de tremplin artistique, même si lui parle plutôt de "sa petite contribution en BD pamphlétaire à la cause étudiante". De son atelier à la Maison de la bande dessinée du Québec, il a conçu, avec d'autres, des BD et fanzines en relation avec le conflit. Quinze d'entre eux ont ainsi publié, le 28 mars, La Hausse en question : 8 arguments illustrés, une BD sur les effets d'une hausse des frais de scolarité qui a fait un tabac sur le site Hausse.aencre.org. "Je suis content qu'on ait pu démontrer l'utilité d'une BD pour transmettre ce genre d'infos."

Le collectif a réitéré en mai avec Dépasser la ligne, qui traite des affrontements du printemps. Lui y signait Briser le silence, une BD sur un couple en crise, symbole des relations difficiles entre étudiants et gouvernement. Elle vient tout juste d'être publiée, avec L'Armée terrible du carré rouge, dans un vrai livre, également collectif, intitulé Je me souviendrai, et publié par l'éditeur français La Boîte à bulles !

Martine Desjardins et Léo Bureau-Blouin, deux des leaders étudiants qui ont mené la bataille étudiante, n'ont pas non plus chômé cet été. La première, à la tête de la Fédération étudiante universitaire du Québec, a arpenté le pays pour inciter les étudiants à soutenir les candidats antilibéraux ! Quant au second, il a carrément fait le saut dans l'arène politique, comme candidat du Parti québécois...

Après trois semaines de vacances, elle a passé le reste de l'été sur les routes pour "faire sortir le vote des jeunes et convaincre la population de ne pas élire un parti favorable à la hausse des frais de scolarité". Elle croit dur comme fer que "la crise du printemps a marqué les gens et aura un impact sur les résultats d'une élection que Jean Charest [premier ministre du Québec] a déclenchée parce qu'il était incapable de contrôler la situation".

En 2011, la Montréalaise de 30 ans travaillait encore à sa thèse de doctorat en sciences de l'éducation. Elle l'a mise de côté pour "mener le combat du gel des droits de scolarité" à la tête de la Fédération étudiante universitaire du Québec (FEUQ). Impossible aussi d'occuper un emploi. Elle "survit" avec une bourse d'étudiant "permanent élu" (8 000 dollars canadiens par an, environ 6500 euros) attribuée par le ministère de l'éducation.

Tout le printemps, elle a "goûté à la médecine politique, celle des montées au front, des critiques, des attaques personnelles, des déceptions". "Nous sommes allés de surprise en surprise devant l'intensité historique de la mobilisation étudiante et sur le mouvement social qui a suivi. Il est sain pour une démocratie de voir des citoyens reprendre confiance dans leur pouvoir de contester une décision gouvernementale entre deux élections."

La rentrée d'automne, reportée en octobre, s'annonce, selon elle, "chaotique" pour les étudiants. Et si le "scénario catastrophe" - la réélection des libéraux - se réalise, elle prédit une relance du mouvement contestataire. "Les étudiants ont eu l'intelligence de voter une trêve pour ne pas donner de munitions aux libéraux en campagne électorale mais ils sont toujours mobilisés", soutient-elle.

Le 4 septembre, Léo Bureau-Blouin, 21 ans, votera pour la première fois au Québec... tout en espérant bien être élu député du Parti québécois. Parcours singulier pour cet ex-président de la Fédération étudiante collégiale du Québec (FECQ), sur la ligne de front de la lutte estudiantine au printemps avant de s'engager en politique. Une "grosse décision", avoue-t-il, prise avec la conviction qu'on peut "bâtir un Québec où il fait mieux vivre" et une démocratie plus participative. "Le gouvernement a creusé au printemps un fossé avec les protestataires", note celui qui croit pouvoir jouer un "rôle de courroie de transmission entre ces derniers et les institutions démocratiques, en montrant aux jeunes qu'ils peuvent être représentés à l'Assemblée nationale".

Le leader étudiant avait délaissé sa première année en droit à l'université de Montréal pour s'engager dans la lutte. "Nous n'avons pas fait reculer le gouvernement mais nous avons obtenu des élections. Peu importe l'issue du conflit, il va laisser une prise de conscience dans la tête et le coeur des gens. En se mobilisant, on peut faire avancer les choses."

Lui-même a traversé cette période effrénée en se mettant "en mode robot", centré sur l'objectif à atteindre mais le "pelleteux de nuages" (intellectuels n'ayant aucun sens pratique en québécois), comme il se définit, a eu son lot d'émotions, surtout en mai, quand le gouvernement a annoncé le dépôt d'une loi spéciale restreignant le droit de manifester. "J'étais très triste. Je savais que cette loi ne réglerait rien." Elle a plutôt, selon lui, donné un second souffle au mouvement étudiant et poussé la population dans la rue pour des concerts de casseroles.

Que les étudiants aient presque tous renoncé à la poursuite de la grève en août lui semble "un choix sage pour ne pas tomber dans le piège des libéraux". A l'élection, il espère bien que le taux de participation des jeunes atteindra un niveau historique. Lui-même se prépare au début d'une "nouvelle vie" s'il est élu, sinon il "restera engagé" et continuera ses études pour, peut-être, devenir avocat "et défendre les gens". Pour l'heure, son combat est ailleurs : "Je crois en l'action collective, c'est la raison de mon saut en politique. Il faut passer de la parole aux actes, de la rue à l'urne."

Anne Pélouas